Les contes cruels du photographe Gilles Pourtier

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Les images de Gilles Pourtier sont les tuiles détachées d’un réel dont la construction est une énigme.

Sensible à la façon dont les êtres vivants structurent leur rapport au monde, Gilles Pourtier dispose ses images – en témoigne le livre SKKS, aux éditions Poursuite -, comme l’enfant assemble avec rigueur les pièces d’un puzzle mental, prenant par exemple la forme de petites voitures alignées sur le sol incertain d’un terrain vague.

Contes cruels, ses photographies sont des ensembles de seuils, évidents et étranges, ouvrant sur le mystère de l’autre, ou d’un passé qui ne passe pas.

En Slovaquie, Gilles Pourtier a trouvé les traces d’un autre monde, édifié avant la chute du Mur de Berlin, avant que l’Europe ne cherche à se revêtir définitivement d’un manteau d’Arlequin pour masquer sa tristesse.

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Avez-vous découvert Kosice et la Slovaquie – le titre de votre ouvrage SKKS (éditions Poursuite, 2016) y fait référence – à l’occasion de  « Kosice capitale européenne de la culture », en 2013 ? Avez-vous une dilection particulière pour les pays de l’Est ? 

J’ai découvert la Slovaquie effectivement lors de l’année 2013, car Kosice était capitale européenne de la culture, comme Marseille où je réside. Par conséquent, il y a eu de nombreux échanges culturels entre ces deux villes durant cette année-là. Je suis resté durant les mois de juillet et août 2013 à Kosice, où j’ai réalisé un autre projet photographique, que j’ai exposé sur place.

Je trouve les pays de l’Est extrêmement intéressants car nous pouvons y sentir les marques de l’histoire de façon plus palpable, car elles sont plus récentes peut-être. Ces pays furent et sont les témoins d’une autre idéologie, d’une autre façon de penser la société. Sans être dans une nostalgie de l’Est et des états socialistes, il y avait d’autres mondes possibles, alors qu’aujourd’hui je me pose la question de savoir où se trouvent les autres mondes face à la société du capital.

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J’ai 37 ans et je me souviens des images télévisée de la chute du Mur de Berlin… 1989, bientôt 30 ans !

J’étais encore enfant, mais je sentais chez les adultes qu’il y avait là quelque chose d’immense. Je ne me suis rendu qu’en Slovaquie pour l’instant, mais ce que je trouve intéressant et parfois difficile dans ces pays, c’est la confrontation et les changements rapides qu’y apporte la société libérale. J’essaye d’éloigner de moi la position de jugement, et je tente de donner à voir ce qui se passe à un moment donné dans un espace. J’aimerais beaucoup pouvoir retourner en Slovaquie où partir découvrir d’autres pays de l’Est.

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Comment avez-vous travaillé avec votre éditeur ?

Le travail avec Benjamin Diguerher – la personne qui s’occupe de la maison d’édition Poursuite – s’est fait au long cours, avec beaucoup de discussions et de dialogues.

Je suis arrivé avec un projet assez touffu, et nous avons petit à petit resserré le sens vers ce qui nous semblait le plus fondamental. Au cours de nos cessions de travail et de nos rencontres, Benjamin cernait mieux mon projet. Nous avons travaillé assez librement, je lui ai confié toutes mes photos et nous faisions des propositions sur l’editing, sur la succession des photos dans le livre, sur la taille du livre, etc.

Ce fut un réel plaisir de voir quelqu’un prendre autant de soin et travailler avec autant d’envie sur mes photographies.

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Pourquoi avoir choisi de ne montrer dans le corps de l’ouvrage que des images en noir et blanc, alors que la couverture est en couleur ?

En fait, le livre était à l’origine très différent de ce que vous voyez aujourd’hui. J’avais plusieurs types de photographies à la base du projet : des photographies à la chambre, en couleur et en noir et blanc, et d’autres au 24×36 argentiques et numériques.

Par conséquent, il y avait des sujets et des formats différents. Nous avons d’abord travaillé avec toutes ces sources, mais le résultat était à chaque fois trop compliqué, comme si deux récits s’entrecoupaient sans cesse en perdant de la force qu’ils avaient chacun séparément. Il y avait quelque chose de bancal. Comme je suis quelqu’un qui produit beaucoup de photos, nous avons choisi le corpus le plus important à la fois en quantité, mais aussi celui où ma subjectivité se faisait le plus sentir.

Tout d’abord et avant tout, je me suis donné une règle de travail quant aux couvertures de mes livres (et des livres qui viendront) : ne jamais y faire figurer une de mes photos. En effet, comment choisir une photo plutôt qu’une autre ? Je préfère utiliser les images d’archive, de la typographie, ou bien des éléments graphiques… peut-être pour entretenir la surprise de la découverte de ce qui se passe à l’intérieur du livre, pour créer du sens et non la répétition de la même photographie que nous verrons plus loin.

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La couverture en couleur est issue de plusieurs rouleaux de négatifs que j’ai trouvés dans un champ en banlieue de Kosice, où des pavillons étaient en cours de construction, lors de mes pérégrinations. Ces négatifs étaient abandonnés au milieu des herbes, à l’air libre. Je les ai récupérés, lavés, puis, de retour en France, je les ai scannés. C’était des photos de famille des années 1970-1980, abîmées par des intempéries sur la surface des images.

Il y avait un écho alors avec l’idée du passé et de la destruction, du changement et de l’enfance…. Nous avons choisi cette photographie parmi tous les autres négatifs trouvés, car nous y voyons un enfant près d’un feu de camp, un peu comme Prométhée, ou comme le photographe qui prend des photos grâce à la lumière.

Enfin, j’aime l’effet de contraste et de surprise entre la couverture colorée et l’intérieur dans sa simplicité. La texture du papier de couverture est aussi très particulière. En effet, la couverture est le premier contact avec l’objet livre. J’ai choisi un papier dont la texture interroge la main qui le touche… Lorsque qu’on prend le livre pour la première fois, on se demande si c’est du papier, du plastique, ou une autre matière. On s’interroge sur la surface, comme la surface du négatif détruit par le temps.

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Le voyage, l’approche d’un territoire inconnu, sont-ils essentiels dans votre envie de photographier ?

Disons plutôt que les photographies se font de façon plus rapide dans un territoire inconnu. Je suis plutôt une personne d’habitudes, et sédentaire. Le voyage n’est pas un but pour moi. J’apprécie d’avoir « un temps », et de savoir que je suis dans un lieu précis pour une durée précise. J’arrive ainsi à focaliser mon travail, car sinon nous sommes face à une autre temporalité, et il faut envisager le projet d’une autre façon, plus vaste. Ce n’est pas une question de qualité ou de quantité, mais plus un rapport de concordance entre une manière de travailler, un espace et une temporalité. En fait, l’envie de photographier est pour moi permanente, mais son flux s’intensifie ou se dilate selon le contexte.

Dans un sens, lors de ma résidence à Kosice, mes jours entiers étaient consacrés à photographier, alors que dans mon contexte de vie quotidienne, la photographie est présente, mais de façon plus diffuse.

Il y a enfin les découvertes effectivement plus nombreuses liées à un territoire inconnu.

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Comment rentrez-vous en contact avec les personnes que vous photographiez ? Que leur dites-vous ?

C’est différent pour chaque personne.

La première étape est verbale. Je m’adresse à la personne qui m’intéresse et lui dis que je suis photographe, que j’aimerais faire un portait de lui ou d’elle… La plupart du temps, les personnes sont ouvertes et partantes.

Je prends un peu de temps avec les modèles si je le peux. Sinon, je prends leur contact et conviens d’un rendez-vous. J’apprécie de prendre du temps pour voir la personne, comment elle se tient dans l’espace, son corps, son visage, et voir quelle distance je peux me permettre… près, ou encore plus proche. En Slovaquie, les échanges se faisaient en anglais, parfois approximatif selon les modèles. C’est dans cet approximatif que les choses sont intéressantes, car on communique avec autrui avec les moyens du moment et du bord : on mime, on boit, on montre, on pousse les limites de soi-même et de l’autre pour voir jusqu’où on vous laisse aller.

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Avez-eu l’occasion d’exposer vos images en Slovaquie ? Quelle a pu être la réception de votre ouvrage dans ce pays ?

Je n’ai pas eu l’occasion de montrer les photos de ce livre en Slovaquie, en tout cas pas encore, car j’aimerais pouvoir le faire. Donc je ne peux rien augurer de la réaction face aux photographies de cet ouvrage.

Vous êtes sensible à la beauté féminine. Cependant, un danger rôde. Aimez-vous que Diane soit chasseresse ? Vous photographiez une femme pointant une carabine, mais aussi une cible.

J’ai photographié une femme pointant une arbalète pour être exacte mais effectivement on ne voit pas l’objet qu’elle tient, et c’est la position de son corps que j’ai souhaité montrer, la façon dont la colonne vertébrale dessinait sa trace sous la peau, le geste vers la cible, un peu comme pour l’archer dans la philosophie zen. Par conséquent, et pour répondre à votre question sur Diane chasseresse, je dirais que j’aime que Diane soit cible, flèche, arc et archer. Le rapport à la féminité est pour moi plus un rapport à l’altérité dans toute sa force… Je suis face à l’autre dans toute son étrangeté et sa différence à moi, c’est ce que qui me touche dans la présence féminine.

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Revendiqueriez-vous pour votre livre une dimension de conte cruel ? Un homme porte une hache, des petites voitures sont alignées sur le sol, tandis qu’une structure gonflable géante semble une menace ludique.

Merci, conte cruel est une belle définition de mon travail en général. J’aime montrer la douceur triste du réel dans lequel nous vivons. Pour moi, les petites voitures de l’enfance sont aussi le modèle pour structurer le réel de l’adulte de demain. Je dirais que je situe mon regard dans une distance amusée et surprise au réel car je ne le trouve pas si évident. Il y a, je l’espère, cet humour un peu décalé qui affleure dans la plupart de mes photographies. La hache est le double signe de la construction et de la destruction, mais aussi une invitation à tailler dans le réel avec des photographies.

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Ne photographiez-vous pas avec un œil d’architecte, sensible aux structures des bâtiments ou des objets du monde ?

Tout à fait. C’est parce que je vois les hommes qui ont construit les bâtiments et les gens qui y vivent. Les objets du monde, comme le bâti, sont pensés par des hommes pour d’autres hommes. Je dirais que mon regard est attentif à l’empreinte de l’homme sur le réel, le vivant et les choses qui l’entourent. Nous disposons les objets du monde autour de nous d’une certaine façon, et je trouve intéressant de donner à voir cette organisation car elle témoigne de qui nous sommes et de comment nous habitons notre espace.

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Vous considérez-vous comme un plasticien, dont la photographie serait l’un des médiums ?

Je me considère comme photographe, avec un sens large donné au mot photographie. J’aime pouvoir utiliser d’autres médiums, mais en fait toutes mes réalisations sont liées à la photographie.

J’ai fait mienne cette citation de Victor Segalen, qui est un extrait de Briques et tuiles : « Le divers est source de toute énergie. » Je trouve le titre de cet ouvrage tellement beau… une invitation à construire.

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Que vous a appris votre livre, une fois que vous l’avez achevé ?

À vouloir faire d’autres livres aussi beaux et différents.

Et aussi et encore la patience.

Sur les pas ou traces de quels photographes pensez-vous vos images ?

Michael Schmidt, Ari Marcopoulos, Issei Suda, mais il y en a beaucoup d’autres dont les références sont parfois visibles dans mes photographies. J’aime cet effet de « déjà-vu », de « presque comme », que cela crée chez le spectateur.

Ne peut-on établir des comparaisons entre votre ouvrage et celui de Marine Lanier, Nos feux nous appartiennent, que publie également la maison d’édition Poursuite ?

Peut-être, oui, entre ma couverture et le titre de l’ouvrage de Marine Lanier… Même si la correspondance est fortuite, je la trouve intéressante. Cette histoire de feu au singulier comme au pluriel.

Des comparaisons je ne sais pas, mais des liens sûrement: une certaine âpreté teintée de douceur dans nos photographies, un lien fort à la littérature, peut-être aussi une interrogation sur la famille.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Gilles Pourtier, SKKS, éditions Poursuite, 2016

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Poursuite Editions

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