
« Avec la globalisation, les disparités se fondent en une mêmeté amorphe. L’ « ailleurs » interne, qui semblait particulièrement réfractaire, n’a pas résisté à l’entropie : l’imaginaire des enfants est formaté par les jeux vidéo, et celui des malades mentaux par les antidépresseurs. »
Ainsi commence, ou presque, la deuxième édition de Requiem pour la folie, du spécialiste de l’art brut, Michel Thévoz.
Face à la prolifération postmoderne des procédures d’ironie, de second degré, de parodie, d’autophagie, faire l’éloge de la différence – « de l’enfance, de la folie, de l’exotisme, de l’archaïsme » – est une façon de parier sur l’hétérogène, l’inassimilable, l’irréductible, quand le clonage des modes de pensée et des corps tend à épuiser toute possibilité d’altérité.
Nourri des réflexions inspirées de Jean Baudrillard et de Slavoj Zizek, mais aussi d’Herbert Marcuse et de Michel Foucault, Michel Thévoz pointe la déréalisation à l’œuvre dans les sociétés du capitalisme tardif, soit la dimension de destruction, de « laminage anthropologique », de toute culture, de tout acte, de tout comportement, échappant par sa singularité à l’étouffoir de la normopathie.

Jean Dubuffet : « L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom. »
Plus loin : « Où il y a folie, je cours vite voir, cela m’intéresse. J’y vois la seule chance. Je fais des cures de folie, et je m’en trouve bien. Je vous les recommande. »
Dénonçant dans la promotion de l’art-thérapie « ce qui a été réprimé à titre éducatif », Michel Thévoz fait le constat d’une école assujettie « aux normes productivistes et concurrentielles de notre système socio-économique », inhibant les « traits incontrôlables et dysfonctionnels de fantaisie, d’imagination, d’imprévisibilité, de turbulence » des enfants.
Si le trait semble parfois sans nuance – « l’art procède d’une désadaptation heuristique, alors que la thérapie vise à la réadaptation » – c’est que les ennemis du jeu, de la gratuité, des voyages intérieurs, des tricotages psychiques extravagants, sont légions.

Poser l’hypothèse de drogues provoquant la libération de capacités sensibles inédites, et non l’accoutumance à leur puissance mortifère, paraît aujourd’hui, vingt après le texte intitulé Le trip, voyage organisé, une audace que le moralisme actuel ne permet pas de souffrir.
La mise en danger du désir n’est-elle pas de désirer sans danger ?
Dans la confusion de son œuvre et de sa personne, Andy Warhol aura montré la force du simulacre, de l’artefact, du cosmétique, du sérigraphique, comme créateurs de mondes mais dans « une fatigue ou une exténuation du signe, qui n’ambitionne même plus de faire illusion et qui se résout en sa pure immanence. » (texte La perruque d’Andy Warhol)
La croyance en la vertu magico-salvatrice de l’image fait ainsi malgré eux des producteurs d’art brut les premiers véhicules de résistance contre les processus de « désublimation répressive », que la société ne cesse de mettre en place pour évacuer de son champ d’ordre toute forme de désobéissance fondamentale.

Rappel salutaire : « L’art ne socialise pas son auteur, il le marginalise. »
Vous pensez au cliché du poète maudit, à sa misère, à sa déréliction ? Voyez plutôt sa force, sa rage, son feu antisocial, et sa capacité de donner sans exiger de contrepartie.
Michel Thévoz, Requiem pour la folie, éditions de La Différence, 2017, 144p

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