
A l’intérieur du livre qu’il consacre au Tibet, le photographe Jacques Borgetto a réuni dans un feuillet de plus petite dimension, des images exceptionnelles – volontairement très blanches, presque effacées afin de ne pas susciter le voyeurisme – du rite des funérailles célestes, qu’avait déjà révélé au printemps 2015 Stéphane Batut, dans un documentaire saisissant, impossible, aux frontières ultimes du tabou, Le rappel des oiseaux.
Des corps, dénudés, préalablement placés en position fœtale, entaillés, puis découpés en morceaux, sont offerts aux vautours. Les os sont broyés et mêlés à de la farine, ils seront également mangés. Le moine-équarisseur rassemble une dernière fois les restes ensanglantés, pour le régal des rapaces.

Cette cérémonie sacrée est insoutenable, elle est merveilleuse et de profonde bienveillance.
« Dans le monde sacré du plateau tibétain, donner son corps aux oiseaux, satisfaire leur faim, leur permettre de demeurer vivants est perçu comme une action compatissante, généreuse. » (Jean-Paul Ribes)
Du défunt, tout doit disparaître, jusqu’aux photographies le représentant.
On ne sait pas si l’on peut regarder encore les images des cadavres dépecés, nous ne sommes pas assez purs.

Au Tibet, la terre n’est qu’une variante du ciel, qui nous regarde plus que nous le contemplons.
Au Tibet persiste une culture que la colonisation chinoise, trop brutale pour être véritablement dangereuse, ne parvient pas à détruire.
La plupart des images de Jacques Borgetto, familier du pays, sont en noir et blanc, marqueur d’atemporalité, mais le photographe est aussi un grand coloriste, sans excès de joliesse.

Aucune nostalgie chez lui, mais le sentiment d’une juste distante, d’un respect, d’une implication sans pathos dans ce qui arrive, à l’instar de Guy Le Querrec accompagnant en 1990 jusqu’à Wounded Knee les Indiens Dakota sur la piste de leurs ancêtres.
Le photographe n’est en effet pas seul en son regard, dont l’œil est informé par les images d’autres maîtres, Walker Evans, Ansel Adams, Mario Giacomelli (beau texte de Magali Jauffret à ce propos).

On se dévisage beaucoup dans l’ensemble des photographies de ce livre, parce que rencontrer l’autre n’a rien d’une évidence, et que de la confusion des figures naîtra peut-être cette précieuse parole muette qui rassemble.
Des costumes traditionnels, des enfants, des vieillards, des maisons roses, des yaks, des bouilloires, des pèlerins, des plateaux, de la brume.
La vie quotidienne se déploie en ses lignes graphiques, ses chemins tortueux, ses nattes de sens.

Les photographies de Jacques Borgetto pourraient être d’un ethnographe, mais elles sont avant tout de l’ordre d’une prière de compassion.
Une vie qu’un occupant grossier aura voulu annihiler persiste en ses détails, ses pratiques de dévotion, ses gestes amples et sa douceur.
Si près du ciel, Le Tibet est un très beau livre, parce que ce que donne ici les personnes photographiées est une puissance de secret, et l’inépuisable d’un corps/esprit parfaitement adapté à son milieu, difficile, sauvage, somptueux.

Au cœur du vide et du silence, résiste le Tibet en son bruissement particulier.
Jacques Borgetto, Si près du ciel, Le Tibet, textes de Matthieu Ricard, Jean-Paul Ribes, Magali Jauffret, Filigranes Editions, 2017,144 pages
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