Du photographe comme travailleur social, par Frédéric Pauwels

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copyright Frédéric Pauwels

Membre fondateur du collectif HUMA, le photojournaliste belge Frédéric Pauwels envisage la photographie dans sa triple dimension esthétique, sociale et politique.

Remarqué pour sa série au long cours sur les prostituées en Belgique, il offre un témoignage précieux sur la réalité d’un métier occulté par les clichés dont les honnêtes gens aiment à le recouvrir.

Conscient de l’impact considérable des images de qualité, quand prolifèrent les clichés de fausse monnaie, son ambition majeure est de travailler à l’élargissement des consciences, et à la tombée des préjugés.

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Frédéric Pauwels, comment vous présenter ? Pourriez-vous décrire le parcours vous ayant mené au photojournalisme ? 

J’ai appris la photographie à l’ERG (Ecole de recherche graphique à Bruxelles) pendant mes études de Bande dessinée. Au départ, la bande dessinée m’animait : le désir de raconter des histoires était déjà présent dans la Bande dessinée. Quand on est seul derrière une table de dessin devant une feuille blanche, il faut créer un cadre et ensuite placer dans ce cadre un ou plusieurs personnages, dessiner le décor, écrire les textes dans les bulles et placer les ombres pour créer la lumière. Bref, un vrai travail comme celui d’une équipe de cinéma dont on voit le nom des membres dans le générique de fin. Or, en BD, on fait tout seul. LA BD m’a permis de venir à la photographie, même si celle-ci m’a d’abord aidé à immortaliser mes décors pour mes planches. Lors de ma dernière année d’études, mon professeur de photo m’a demandé de faire un reportage. Le hasard a fait que cette demande est tombée alors que la Belgique traversait une des périodes les plus difficiles de son existence, l’affaire Dutroux. Je me suis retrouvé parmi les 300 000 personnes qui s’étaient rassemblées lors de la fameuse Marche Blanche en réaction à l’horreur des révélations qui avaient été faites. Ce jour-là, j’ai compris l’impact que pouvait avoir une photo de reportage, quand elle saisit les émotions. Ces photos donnaient un sens à tout cela. Je me suis rendu compte de l’immense pouvoir d’une photographie et de sa capacité à traverser les siècles et nous raconter différentes époques. A la sortie de mes études, j’ai été engagé dans un studio de BD, le Studio Jean Graton, et, en parallèle, j’ai continué mes reportages dont la première occupation des sans-papiers dans une église en Belgique. Ce reportage  a été publié plusieurs fois, ce qui m’a conforté dans l’idée que je suivais le bon chemin. Ensuite, les reportages se sont enchaînés et, quelques années plus tard, j’ai abandonné petit-à-petit la BD car je me sentais seul derrière ma table de dessin. La photographie me permettait de découvrir d’autres univers et de rencontrer de belles personnes.

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Aujourd’hui, je me qualifierai de photojournaliste, voire de photographe humaniste, d’où la création du collectif HUMA parce que tous les photographes  du collectif s’intéressent à l’humain

Vous enseignez au sein de l’atelier Obscura, que vous avez fondé. Qu’est-ce que ce lieu ? Que cherchez-vous à transmettre d’essentiel à vos étudiants ?

J’ai été professeur pour la première fois à l’Atelier Contraste où j’animais des ateliers reportages transmettant mon expérience du terrain à mes élèves qui ont pris goût à raconter des histoires et saisir l’esthétique pour transmettre un message. Etant un peu coincé dans les envies de vouloir aller plus vite, j’ai créé ma propre école de photo, l’Atelier Obscura. J’ai pu organiser les cours comme je le voulais avec ma compagne Caroline Dechamps qui est également photographe. Dans ces cours, je leur permets de sortir de leur zone de confort qui se limite souvent à la photographie des proches et de la famille. Grâce à l’Atelier, mes élèves découvrent eux aussi des univers différents : photographier des  centres d’asiles, des personnes issues de l’immigration qui travaillent chez nous. Certains élèves racontent également leurs propres histoires, comme cette étudiante qui raconte l’histoire d’un membre de sa famille qui est victime d’un accident de moto et qui doit vivre avec une jambe en moins. Un autre travaille sur le burn-out de sa femme en créant un univers imaginaire mais qui nous émeut. Au sein de cet atelier, j’ai aussi créé un atelier 14-18 qui est un de mes sujets favoris. Avec une dizaine d’élèves, on parcourt les 600 kilomètres de la ligne du Front qui part de la Mer du Nord et qui se termine dans les Vosges.  Chaque élève donne à sa façon sa vision de 14-18 aujourd’hui. C’est un travail d’équipe à travers un devoir de mémoire. Les échanges sont immenses et le fait d’être en groupe crée des liens très forts, ce qui fait qu’on est devenus amis. J’ai renouvelé une autre expérience avec l’atelier site minier où on travaille avec une autre équipe de stagiaires sur la mémoire du charbon aujourd’hui.

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Vous avez créé avec Gaëtan Nerincx et Virginie Nguyen Hoang le collectif HUMA. Quelles sont ses ambitions ?

J’avais déjà créé un autre collectif auparavant qui s’appelait LUNA et qui était un des premiers collectifs européens de photographes, ce qui nous a valu notre place dans le festival Visa pour l’image à l’étage des agences et des collectifs. Je l’ai quitté pour en créer un autre car j’ai rencontré à ce moment deux jeunes photographes talentueux, Gaetan Nerincx et Virginie Nguyen Hoang. Cette dernière est aujourd’hui une des photographes belges les plus en vue grâce à ses travaux sur les conséquences des conflits en Syrie, à Gaza, et ses reportages sur la révolution arabe en Egypte, la guerre en Ukraine, etc.

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On a décidé d’appeler ensemble ce collectif HUMA. Ce nom était le premier parmi une longue liste et finalement on trouvait que celui-ci nous ressemblait beaucoup par notre démarche photographique : placer l’humain dans la lumière et pouvoir lui donner l’occasion de s’exprimer sur sa situation.  Nous avons été rejoints par Olivier Papegnies qui est aussi un talentueux photographe qui parcourt le monde aujourd’hui au service des ONG comme Médecins du Monde France ou Amnesty International, mais aussi pour d’autres organisations internationales. Deux Français nous ont rejoints par la suite, Gilles Crampes et Johanna de Tessières qui ont un regard proche du nôtre et qui témoignent aussi de l’humain. Le collectif HUMA a ensuite évolué car nous l’ouvrons également aux rédacteurs. Isabelle Masson Loodts est la première rédactrice du collectif et, par son expérience du terrain, elle apporte beaucoup grâce à ses textes qui accompagnent nos photos. Nous avons aussi été rejoints par une amie, Laure Derenne, qui n’a pas suivi une formation de journaliste mais qui a un véritable talent pour capturer les mots et les émotions des personnes qui se livrent devant son enregistreur.

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Le collectif a pour ambition de raconter des histoires des personnes qui se trouvent dans des situations parfois précaires. L’humain dans la lumière est notre vision et notre devise : l’union fait la force et fait la différence. Passionnés par l’histoire, la grande et la petite, celle qui se construit au quotidien, motivés par notre soif de comprendre, nous montrons ceux dont la vie a basculé par un engrenage de coups durs, une rupture sociale qui les a privés de perspective et d’avenir. Nous pratiquons une photographie digne, respectueuse, qui parle d’humanité. Une photographie intime, chargée d’émotion, qui montre de près pour comprendre de loin. Photographes engagés, nous croyons à l’usage de la photographie en tant que soutien aux personnes les plus démunies. A travers des workshops ou événements divers, nous nous engageons à participer à des actions caritatives et humanistes.

Vous vous considérez donc comme un photographe engagé. Comment définir votre morale photographique ?

Oui, je suis vraiment un photographe engagé dans les histoires que les personnes me donnent. Je suis responsable des témoignages que les personnes me livrent. Le but est de pouvoir les aider par notre force qui est la photo. Je suis sensible à ce que les histoires puissent changer les mentalités et faire tomber les préjugés et les clichés qui ne se comptent plus aujourd’hui.  Prenons par exemple le travail de la prostitution en Belgique. Celui-ci a permis de faire comprendre aux gens ce qui se passe derrière le rideau et de permettre à ces femmes de dire que, non, elles ne sont pas que des victimes de la traite d’êtres humains. Pendant longtemps, les gens ont oublié qu’il y a des femmes qui pratiquent ce métier parce qu’elles sont tombées dedans, mais elles n’acceptent pas qu’on les désigne comme des victimes. Il y a 40% des femmes qui ne sont pas sous l’emprise des proxénètes.  Ce travail a permis de rapprocher une maman et sa fille qui se prostituait et qui est devenue aujourd’hui accompagnante sexuelle pour personnes handicapées. Cette maman n’acceptait pas l’idée que sa fille se prostitue. Derrière la prostitution, il n’y a pas que le sexe, mais aussi des belles rencontres, des discussions qui durent des heures, ce qui fait que certaines de ces personnes se sentent parfois comme des assistantes sociales plutôt que des prostituées. Grâce aux photos et aux témoignages, cette femme a pu comprendre la force de sa fille et la bonté et le don que donnait sa fille à ces personnes. Depuis lors, la relation est devenue plus facile et plus libre.

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Quelles sont pour vous les spécificités ou qualités de l’art photographique envisagé comme sport de combat et technique de dénonciation des maux de la société ?

Pour moi, il est important de bien écrire les témoignages et d’être le plus respectueux possible. Je fais toujours relire les témoignages aux personnes interrogées afin d’éviter les malentendus. Je prends toujours la peine de vérifier les  informations de mes sources auprès d’autres moyens que l’on trouve sur le terrain.

Il faut que la photo ait du sens. L’esthétique est aussi une des spécificités qui provoquent un impact très fort sur le public. Je ne me contente pas de faire clic clac à tout bout de champ. Mes cadrages et mes compositions sont très réfléchis afin d’éviter la photo banale.  Nous sommes baignés dans un monde  d’images. Certains se considèrent comme des photographes confirmés parce qu’ils ont un iPhone ou un compact, voire un petit reflex numérique. Or, on oublie que les pros ont suivi une formation et ont été suivis par des photographes eux-mêmes pros. Leur apprentissage de la culture photographique fait pour moi la différence. Il est difficile de voir sur Facebook des gens qui publient des photos qui n’ont pas de sens.

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Pour moi, il y a un gros problème d’éducation à l’image. Les gens n’ont plus les outils pour décoder la bonne image. Aujourd’hui, nous vivons dans un monde où l’image doit arriver dans les dix minutes après le début de l’événement. La guerre des agences et internet ont fait que beaucoup de photographes sont obligés de travailler dans la    rapidité. Une des spécificités du collectif HUMA est de travailler dans la durée. On travaille parfois plusieurs semaines voire plusieurs mois ou mêmes des années sur le même sujet, ce qui fait que nos sujets sont plus complets et plus authentiques avec des témoignages qui sont plus sincères, étant donné que nous passons plus de temps avec les personnes que nous photographions et que la confiance devient  de plus en plus importante au fur et à mesure de nos visites.

La différence de notre collectif est que nous racontons des histoires et que nos photos sont accompagnées des textes de nos rédactrices.

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Quels sont vos moyens de diffusion ?

Nous travaillons avec la presse belge et internationale, qui connaît la sincérité et la force de notre travail. Etant donné que nos sujets sont souvent ambitieux en temps, nous avons aussi les soutiens du Fonds pour le journalisme en Belgique et aussi d’autres bourses. Cela devient de plus en plus difficile car cela relève du parcours du combattant : on peut compter au moins 50 % du temps du photographe pris à démarcher auprès des différents moyens de diffusion. Il faut compter aussi les 30% consacrés aux taches d’editing et de postproduction. Donc, au final, on ne compte environ que 10% de notre travail sur le terrain.

Comment avez-vous conçu votre série sur les prostituées intitulée Corps à louer ? Comment avez-vous travaillé ? Quels sont les principes d’écriture de cet ensemble photographique ?

J’ai réalisé un reportage sur le Quartier Nord de Bruxelles. Ce reportage était une commande de plusieurs associations qui travaillent dans ce quartier. Le quartier Nord est minoritairement occupé par le milieu de la prostitution et l’image qu’elle renvoie du quartier n’est pas bonne pour les habitants et pour les gens de l’extérieur. Ces habitants sont victimes parfois des clichés. J’ai donc réalisé un reportage sur les habitants du Quartier Nord en leur donnant la possibilité de s’exprimer sur l’image du quartier. Certains étaient positifs et d’autres négatifs. Les deux opinions étaient exposées et montrées afin de pouvoir créer une cohésion sociale entre les habitants et les femmes prostituées. C’est une rencontre avec une de ces dames qui m’a poussé à faire un reportage sur la prostitution. En buvant un café pendant deux heures avec plusieurs de ces dames, j’ai compris que l’image qu’ont les gens de la prostitution est totalement fausse, et que j’étais aussi dans l’erreur.

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C’est cela qui m’a poussé à revenir quelques années plus tard pour concrétiser ce projet ambitieux, qui est sans aucun doute celui qui a été le plus difficile de ma vie. Je ne suis pas un défenseur de la prostitution et je ne demande pas non plus son interdiction. Mon rôle de photographe est de rester neutre et de pouvoir donner la parole aux principales intéressées car les prostituées ne sont jamais invitées dans des débats ou des réunions où leur métier est un des sujets sensibles.

Comment avez-vous présenté votre pratique aux femmes que vous avez photographiées ? Leur avez-vous montré vos images ?

Les débuts ont été très difficiles  car dans la rue d’Aarschot, essentiellement occupée par plus d’une centaine de vitrines où s’exposent des prostituées, des filles de l’Est pour la plupart, j’ai été confronté à la barrière de la langue. Quand elles ont vu que j’étais photographe, je me suis vite retrouvé avec la porte fermée. Avec de la persévérance, je n’ai jamais abandonné et j’ai sillonné la rue jusqu’au jour où l’une d’entre elle m’a demandé la raison de mon travail. Du coup, elle a fini par accepter que je fasse des photos dans sa carrée sans pour autant être montrée, préférant garder l’anonymat.  De ce premier contact, j’ai pu montrer des photos et ces photos ont permis de sensibiliser les femmes à mon travail. Je leur donnais à chaque fois les photos que je faisais d’elles et cela renforçait la confiance qu’elles avaient en moi. .Je suis passé aussi par l’une des associations que j’avais rencontrée lors de mon reportage sur le quartier Nord, l’Espace P. Cette équipe était assez motivée par l’ambition de mon projet et nous avons décidé de travailler ensemble. Cela a démarré assez vite, puisque j’ai fait des photos dans plusieurs villes en Belgique : Bruxelles, Liège, Charleroi et Namur. Ce qui était assez étonnant dans ce travail, c’est que chaque ville combat la prostitution avec des moyens différents. Au cours de ce reportage, les carrées de Liège qui donnaient une atmosphère dans un de ses quartiers ont totalement disparu. D’autres quartiers ont disparu, comme celui du centre-ville de Charleroi du fait de son règlement communal axé sur la suppression de la prostitution. Or, on ne se pose pas la question de ce que l’ont fait de ces femmes, qu’on n’hésite pas à abandonner à leur propre sort. En Belgique, la prostitution n’est pas interdite, elle est tolérée.  Or, une femme prostituée qui désire mettre sur sa feuille d’impôts sa profession se voit refuser le mot prostituée qui n’est pas un métier pour l’Etat belge. Certaines d’entre elles sont donc obligées de mettre vendeuse de bougies, hôtesse, sexologue voire ouvrière agricole. Par contre, on n’hésite pas à les taxer au maximum. Dans la rue d’Aarschot, les femmes subissent le proxénétisme de la part des propriétaires qui n’hésitent pas à augmenter les loyers. Il y a également le proxénétisme de la part des communes qui taxent les femmes à 2500 euros par an et les propriétaires des carrées  à 3000 euros. Ceux-ci s’arrangent pour que les femmes paient leurs  taxes. D’un côté, on ne reconnaît pas leur statut, mais on n’hésite pas à les taxer et à leur réclamer de l’argent. Une prostituée m’a même dit un jour qu’elle devait payer 300 euros pour avoir le droit de mettre un néon à sa vitrine.

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Dépendent-elles, dans l’exercice de leur métier, d’un souteneur ou d’une maison de prostitution ? Certaines travaillent-elles dans une autonomie relative ?

Il y a effectivement une partie des femmes qui sont sous l’emprise d’un souteneur. Je n’ai jamais voulu nier cela, mais je me suis intéressé aux autres femmes. Concernant la traite d’êtres humains, la situation de ces femmes a changé. Il y a quelques années, le souteneur allait dans un village en Albanie ou en Bulgarie, et promettaient à ces femmes un travail assez bien rémunéré d’hôtesse dans des hôtels,  mais quand elles arrivaient ici en Belgique, elles comprenaient qu’elles étaient tombées dans un piège en étant exposées en bikini dans des vitrines. C’est effectivement l’horreur et c’est quelque chose que je condamne en tant que photojournaliste. J’ai même à ce propos le témoignage précis de l’une d’entre elles, qui s’en est sortie aujourd’hui.  Pour continuer sur la traite d’êtres humains, aujourd’hui la réalité est différente. Pour éviter d’être arrêtés par la police suite à une dénonciation de l’une d’entre elles, les souteneurs préviennent les filles avant d’arriver sur le sol belge. Cette nouvelle formule rend plus difficile le travail de la police car ces femmes ne se sentent pas sous l’emprise et qu’elles acceptent leur situation.

Je me suis intéressé plutôt aux 40 % des femmes qui ne sont pas sous l’emprise de ces souteneurs. Les médias ont beaucoup montré cet aspect négatif de la prostitution par la traite d’êtres humains mais ne sont jamais attardés sur les autres femmes qui ne sont pas maquées.  Ces femmes sont tombées dans la prostitution par un hasard des choses.  Certaines sont entrées en prostitution suite à des difficultés financières. Certaines ont déjà un métier, mais n’arrivent pas à assumer les factures des fins de mois et donc se prostituent. Certaines payent leurs études qui coûtent très cher. D’autres y sont arrivées par différentes étapes : le bar à champagne, ensuite le strip-tease, et pour terminer la prostitution. Il ne faut pas oublier aussi les femmes qui viennent à la prostitution parce qu’elles aiment le sexe.  Donc ce pourcentage des femmes qui sont souvent ignorées ne se reconnaissent pas dans l’image que les médias véhiculent. Elles se battent donc pour récupérer leur droit à la dignité et au respect.

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Une prostituée est particulièrement présente, n’hésitant pas à montrer son visage quand beaucoup d’autres le cachent. Pourquoi une telle place dans votre série ?

En 2012, le Musée de la Photographie de Charleroi et Xavier Canonne son directeur se sont intéressés à mon travail entrepris depuis des années. De cette première réunion est né le projet de l’exposer dans le Musée, mais une demande particulière était de montrer ce qui se passait réellement à Charleroi.  Je suis parti en immersion pendant plusieurs mois dans le quartier des prostituées. C’est sans aucun doute la pire situation que les femmes peuvent avoir. La commune les rejette totalement, et elles n’ont pas le droit de s’exprimer. Le fameux règlement communal de Magnette en 2014 a fait entrer ces femmes dans la clandestinité et les a poussées à se prostituer en-dessous du ring de Charleroi. Pas de chambres, pas de quoi se laver et aucune protection. Ces femmes risquent à tout moment de faire face à un agresseur. Il y a trois semaines, une de ces femmes a subi une agression violente et a eu la mâchoire brisée, cela dans l’indifférence totale des pouvoirs publics. Maelle n’aime pas se prostituer. Elle le fait de temps à autre car elle a besoin d’argent pour s’en sortir financièrement. Elle a une famille et des enfants. Elle est pourtant diplômée comme aide soignante mais ne trouve pas de travail car il lui manque le fameux visa qui lui permettrait de travailler. Elle accumule les entretiens d’embauche pour essayer de sortie de la prostitution. Elle y a été contrainte à la mort de son mari décédé suite à une longue maladie. Incapable de payer seule les  funérailles de son époux, elle a demandé de l’aide à son beau-père. Celui-ci lui a répondu positivement, à condition qu’elle rembourse rapidement, quitte à faire le trottoir. Elle est donc tombée dans cet engrenage qui mène à la prostitution.

Au fur et à mesure de mes entretiens, elle a décidé d’assumer le fait que je prenne en photo son visage. Elle est une des rares femmes à avoir accepté. Pour elle, il était temps de mettre un visage sur la prostitution, afin de sensibiliser véritablement les gens.

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Nous travaillons ensemble aujourd’hui sur un projet de livre qui raconte son histoire.

Vous accompagnez les  images de citations. Sonia déclare : « Le sperme que le client vient déverser chez moi, ce sont des larmes qui ne savent pas couler. » On est frappé par la douceur des jugements exprimés par nombre de prostituées. Sont-elles pour vous essentiellement des travailleuses sociales ?

Les propos confiés par les femmes au fur et à mesure du travail m’ont permis de témoigner d’une autre facette de la prostitution. Il était injuste d’entendre encore aujourd’hui : toutes ces femmes sont sous l’emprise des souteneurs, elles sont violées en permanence, etc. Il est incroyable d’entendre les paroles des abolitionnistes qui les qualifient de victimes de viols paternels, en affirmant qu’elles ne sont pas assez matures pour savoir ce qu’elles font, et autres jugements ridicules.

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Entendre les témoignages m’a fait entreprendre ce projet d’exposition afin que ces femmes prostituées puissent enfin avoir la parole pour essayer d’être écoutées, ou du moins qu’on les invite à débattre sur les prochains règlements communaux afin de trouver ensemble des solutions où chacun pourrait trouver sa place.

Quels sont vos projets actuels ?

Aujourd’hui, j’ai plusieurs projets en cours. Je continue mon travail avec Maëlle sur la prostitution à Charleroi. Je travaille en collectif avec Isabelle Masson Loodts sur les nouvelles pratiques funéraires en Belgique. Lors d’une enquête menée par Isabelle, nous avons mis le doigt sur un gros problème de pollution dans les cimetières. Ceux-ci sont pleins à craquer, et ceux qui sont chargés de les gérer se trouvent confrontés à un problème inédit : le processus de décomposition des défunts, qui prenait autrefois de huit à dix ans, peut désormais s’étaler sur plusieurs décennies. Ces hommes de l’ombre  subissent parfois des chocs traumatiques en voyant ces cadavres qui ressortent entiers cinquante ans après leur décès. Ce travail pose la question des nouvelles pratiques funéraires.

Je travaille aussi avec Isabelle sur Carmela, une accompagnante sexuelle pour personnes handicapées. C’est une jeune femme au destin particulier: les circonstances de sa vie l’ont amenée à se prostituer puis à devenir accompagnante sexuelle pour personnes handicapées. Parallèlement, elle a repris des études d’infirmière. Elle se bat pour que le métier d’accompagnante sexuelle soit reconnu. Aujourd’hui, de nombreuses institutions et des parents de personnes handicapées recourent à ses services dans le secret.

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Je travaille également sur les réfugiés en Belgique avec le collectif HUMA. On collabore avec Amnesty International sur leur nouvelle campagne « Je suis humain ». Le collectif HUMA a pu voyager dans le monde et photographier les différents camps de réfugiés installés aux portes de l’Europe. Nous sentons bien la peur de la population face à ces vagues de migrations. Il nous semblait donc logique de montrer la motivation de ces jeunes réfugiés qui ont quitté leur pays en guerre et qui essaient de s’intégrer en Belgique en entreprenant des études pour étudier le français, qui travaillent à faire aboutir leurs rêves, comme les différents musiciens que nous avons rencontrés. En les côtoyant lors de nos reportages, nous avons compris que nous avons beaucoup de leçons à recevoir de leur part. Une exposition va tourner avec Amnesty International pendant deux ans.

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Je travaille aussi avec Isabelle sur les hommes d’aujourd’hui face à 14-18. Nous allons à la rencontre de ces hommes ou femmes qui se confrontent aujourd’hui au paysage et aux vestiges de 14-18. Cela va des agriculteurs qui subissent la pollution de leurs sols à cause des perchlorates qui s’échappent des obus toxiques enfouis par milliers dans le sol et qui polluent l’eau du robinet. On rencontre également Claudie qui hérite d’un terrain dont elle ignorait l’histoire. Ce terrain situé dans la Boiselle, dans la Somme, est une véritable nécropole. Nous avons également rencontré un groupe de retraités de l’aérospatiale qui ont décidé de reconstituer l’avion du Baron Rouge en taille réelle à partir d’un plan qu’ils ont retrouvés. Nous avons rencontré des équipes de démineurs qui travaillent chaque jour à remonter les obus. 30% sur un million d’obus n’ont pas explosé, ce qui donne la dimension de dure réalité de leur travail.

Propos recueillis par Fabien Ribery

Site de Frédéric Pauwels

Site du collectif HUMA

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