Les Métamorphoses d’Ovide, dix ans de traduction, par Marie Cosnay

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La nouvelle traduction intégrale des Métamorphoses d’Ovide par la romancière Marie  Cosnay était attendue depuis longtemps, tant sont rares les occasions de lire à neuf les plus beaux classiques.

Sans forçage herméneutique, ou souhait de traduire de manière fantaisiste pour le moderniser (ah, l’horreur de ce mot !) le grand écrivain latin, l’auteur d’Aquero (éditions de L’Ogre) a décidé de donner en vers libres sa version des Métamorphoses, texte séminal, fascinant sur l’impermanence, la malédiction/bonheur du fixage identitaire, et la migration des âmes.

Les corps souffrent, se disloquent ou se déchirent, que le poème rassemble en son manteau de roi.

Dans l’attente de ses prochaines transformations, conversation avec Marie Cosnay à propos de son travail considérable de transmission.

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Quand avez-vous découvert Les Métamorphoses d’Ovide pour la première fois ? Ce livre a-t-il déclenché une part de votre vocation littéraire ?

Quand j’étais élève, étudiante. Puis avec mes élèves. Puis en le traduisant. Vraiment, en le traduisant.

Ovide n’a pas déclenché de vocation littéraire, d’une part parce que je ne crois pas à la vocation littéraire, je n’y crois pas, pour moi rien ne se passe comme si j’étais appelée, juste je travaille, et peut-être je pourrais ne plus travailler – qui sait ?  D’autre part parce que j’écrivais avant de le lire et traduire.

Simplement je l’ai rencontré comme si c’était un vrai et vieux copain d’enfance et d’écriture.

Comment le présenter dans sa pleine saveur à qui ne le connaîtrait pas ?

Il est fou : il montre tout ce qu’il veut montrer. Il va loin. Il ne s’arrête pas. Il fait du cinéma. Il a conscience du tragique de la condition humaine. Du tragique du désir. De la cruauté. De la pulsion de voir et d’être vu. Il veut tout, et plus encore.

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Comment lisez-vous cette œuvre ? Qu’en comprenez-vous de son mouvement général ?

La création du monde, les violences, les légendes qu’on connaît, Orphée et l’art du poète, la réécriture de la guerre de Troie, sur un mode comique avec les mêmes obsessions qu’aux autres livres (le corps défait, refait), la réécriture de l’Enéide. Enfin la philosophie, livre XV.

A partir de quelle version latine avez-vous travaillé ?

J’ai travaillé à partir du texte établi par Lafaye en 1929… Je ne suis pas philologue. J’ai très peu interprété et comparé les manuscrits.

A quelles difficultés de traduction vous êtes-vous heurtée ?

Je ne saurais pas dire. Je dirais : à mes manques. A mon désir d’aller aussi vite que lui, et du coup, à mes erreurs à moi. Je ne dis pas qu’il n’en reste pas une ou deux.

Quelles sont pour vous les plus belles pages des Métamorphoses ?

La cosmogonie.

La chute de Phaéthon.

Actéon.

Narcisse et Echo.

Médée.

La tempête qui sépare Alcyone et Céyx.

Pythagore.

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Ovide a-t-il écrit une épopée de métamorphoses ?

Ou bien c’est la métamorphose de l’épopée…

Au livre XI des Métamorphoses d’Ovide, Achille, héros de la première épopée, fils de Thétis, apparaît. Thétis est une nymphe. Si elle couche avec Jupiter, l’enfant issu de leur union dépassera son père et il n’en est pas question. Pour ne pas être tenté malgré l’oracle, Jupiter la donne à un homme, Pélée. Cet homme n’arrive pas à serrer dans ses bras Thétis, qui lui échappe. Elle emprunte tout un tas de formes variées.

« Là tu es un oiseau, il tient un oiseau.

Là tu es un arbre et Pélée tient ferme à l’arbre.

Ta troisième forme est d’une tigresse tachetée, elle

effraie le fils d’Eaque qui détache ses bras de ton corps. »

Pélée n’arrive à rien, donc. Jusqu’au moment où le devin Protée lui donne la clef, le secret :

« Ne te laisse pas tromper, elle imite cent figures,

mais serre, quoi qu’elle soit, jusqu’à ce qu’elle redevienne ce qu’elle était. »

Pélée arrivera à ses fins s’il attend, à force de pression, que Thétis recouvre son identité première. En tordant de tous côtés mon poème, dit Ovide, il est revenu à ce qu’était la poésie avant lui, en quelque sorte, une épopée, une épopée transformée mais écrite en hexamètres dactyliques et voici son fruit, Achille, retour au même, ou presque.

Les Métamorphoses est un ensemble de 12000 vers répartis en 15 livres. Il vous a fallu dix ans pour effectuer leur traduction. Au terme de votre travail, avez-vous eu la tentation de tout reprendre ?

Oh non ! Mais la tentation de tout lire, relire !

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Avez-vous remanié pour cette édition la publication donnée aux éditions Nous en 2010 de trois livres des Métamorphoses, sous le titre D’Orphée à Achille ?

Oui. Pour harmoniser les choix.

Pourquoi avoir fait le choix d’une traduction versifiée ? Etes-vous élève en traduction de Henri Meschonnic et de sa pensée du rythme ?

Je suis lectrice de Meschonnic mais pas élève. La traduction est en vers libre, elle tente de reproduire dans le vers français les mots et agencements de mots qui se trouvent dans le vers latin. Elle ne tient pas compte, par incapacité, de l’hexamètre, de la suite des syllabes longues ou brèves. En revanche, elle est attentive à autre chose. La syntaxe.

André Markowicz, dont on sait le polyglottisme, est cité par votre éditeur sur le rabat de la couverture. Avez-vous pratiqué sa méthode d’une traduction simultanée de plusieurs ouvrages de langue différente en même temps ?

Je ne suis pas polyglotte. Je lis le latin, je lis un peu le grec ancien et encore moins bien, le basque, avec effort, mais je le lis !

Vous vous posez la question en postface du corps d’Ovide. Comment le voyez-vous ?

Le corps souffre. Il est attaché à sa condition (mortelle) et il souffre. Les métamorphoses sont de nouveaux corps, comme le dit Ovide au début du poème, qui à leur tour souffriront, même si ce sont des tentatives d’échapper au corps qui souffre (Danaé). Ce sont aussi des punitions, et là le nouveau corps est celui qui était contenu dans le nom, mais qui n’apparaissait pas. Arachné devient l’araignée. L’identité à soi-même est douloureuse. Il y a le rêve d’échapper. On échappe. Parfois. Rarement.

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Tout est métamorphose. Qu’y a-t-il de Lucrère/Epicure et de Pythagore chez cet auteur latin ?

Si on est écartelé entre le malheur d’identification à soi-même (fixé, attaché comme on peut l’être à la terre, au sol, à la souche ou au tronc) et le désir de toujours échapper, grâce ou par le ciel, grâce ou par le nuage qui cache le corps qu’il ne faut pas montrer ou emporte celui qui reste libre, on est écartelé entre le corps malheureux et limité et l’infini des temps, l’âme, si on veut. C’est bien la question de l’âme qui se pose à la fin, c’est Pythagore qui la pose, un Pythagore à qui Ovide donne la parole. Pour Pythagore, l’âme ne meurt pas mais change. Dès qu’elle a quitté un lieu, elle en occupe un autre.

Le corps est ce qui peut beaucoup souffrir, être écartelé, écorché, brisé. Mais il possède un souffle éternel, immortel, anima, ce souffle éternel migrant de formes en formes, vers des corps nouveaux.

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Epicure, lui, est présenté au livre I de De Rerum Natura. Sur les corps, Epicure et Lucrèce ont des choses à dire : au vers 62 du livre I, on lit chez Lucrèce :

« La vie humaine gisait affreusement, devant nos yeux,

sur les terres écrasées d’une lourde religion

qui depuis les régions du ciel montrait sa tête,

opprimant les hommes de son aspect horrible,

et un homme, un mortel, un Grec en premier a osé lever les yeux

contre elle, le premier a osé se dresser contre elle.

Ni la réputation des dieux, ni les foudres ni le ciel

avec son murmure de menaces ne l’en ont empêché, au contraire,

ils ont excité le vif courage de son esprit, et les verrous fermés

des portes de la nature, le premier il a désiré les briser.

La force vive de son esprit a vaincu, et il s’avance

au-delà, au loin, vers les murs enflammés du monde,

il parcourt toute l’immensité de son intelligence et de son esprit,

vainqueur il nous rapporte ceci :  quelle chose peut naître,

laquelle ne peut pas, que chaque chose a un pouvoir fini

et une limite profondément accrochée, pour quelle raison.

C’est pourquoi la religion, vaincue maintenant,

est foulée aux pieds, la victoire nous égale au ciel. »

Epicure est bien sur la terre et se bat contre tout ce qui vient des cieux et des dieux, alors que Pythagore, loin de tous, en exil choisi, est proche des dieux par la pensée.

Ovide répond-il à Lucrèce, à Epicure avant Lucrèce ? Ovide est-il convaincu et adepte de philosophie pythagoricienne ?

On peut lire vers 456 une expression telle que « petit rigolo », mais ce genre de décrochage savoureux me semble rare. Avez-vous craint de folkloriser par trop de vocables contemporains le texte d’Ovide ?

« Petit rigolo », c’est puer lascive. « Enfant lascif », adressé à Hermes, ça paraît bien triste. « Petit rigolo »  était mignon, dans la bouche d’Apollon. Il y a quelques décrochages, mais pas beaucoup, en effet, parce que ça ne m’a pas paru utile. Il y a un « salaud », un peu osé, que dit Salmacis à Hermaphrodite quand il ne lui cède pas, et puis « la putain », plutôt que « la rivale » dans la bouche de Junon, quand elle pense à la maîtresse de son Jupiter. Ce sont toujours des paroles adressées.

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Etes-vous l’auteur du glossaire des noms propres de fin de volume ?

Aurélien Blanchard et Benoit Laureau en sont les auteurs courageux. Ils ont fait les bons choix.

Vous êtes professeur. Comment enseignez-vous Ovide ?

En le traduisant, vers à vers.

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La littérature latine informe-t-elle votre prose de romancière ?

Je crois bien.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Ovide, Les Métamorphoses, traduit du latin par Marie Cosnay, préface de Pierre Judet de La Combe, postface de Marie Cosnay, éditions de L’Ogre, 2017, 528 pages

Editions de L’Ogre

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Préfacier des Métamorphoses de Marie Cosnay,  l’éminent helléniste Pierre Judet de La Combe (tous les titres, toutes les compétences) est aussi l’auteur d’une très stimulante (anti)biographie d’Homère (Folio biographies) menée sous forme d’une enquête ne taisant pas ses doutes.

Qui a vraiment écrit L’Iliade et L’Odyssée ? Homère n’est-il qu’une légende (un aveugle errant mourant de ne pas savoir résoudre une simple énigme sur les poux), un silence, une nouveauté, du sable (en hexamètres dactyliques),  un groupe de rhapsodes interrogeant leur pratique, un pur flux textuel, un compositeur principal créateur d’unité ?

Face à l’avalanche de questions difficilement réductibles, mieux vaut donc peut-être parler de la poésie d’Homère, “accueillante, qui reprend des blocs entiers de traditions, de mythes, de récits antérieurs”, que du poète lui-même, cet assembleur de textes.

Avec la guerre de Troie se termine “l’Age des héros”, et le début d’une “temporalité indéfiniment ouverte”, qui est celle des crises et des interrogations perpétuelles.

Une épopée se construit, qui est une réflexion sur la réception de l’héritage d’un monde devenu difficilement compréhensible.

“Un mythe n’est pas fait pour expliquer, pour clarifier, mais pour faire penser et imaginer.”

On manque souvent l’humour d’Homère, l’homme qui relie, ajointe, et parfois chute en souriant.

Pierre Judet de La Combe rend très perceptible le fleuve Homère, rival utile du grand Hésiode (La Théogonie, Les Travaux et les jours), ces aimés des Muses.

“L’aède se pensait sans doute comme plusieurs, un choeur qui harmonise des voix multiples, et qui est par là universel.”

Il faut penser Homère dans l’étendue des relations dont il est le pivot, dans la force individualisante de son relatif anonymat.

“Homère, dont nous avons relu le mythe dans ses différents avatars, n’a pas à être un auteur réel au sens moderne ou ancien. Il signale un événement singulier, une rutpure qui a fait date, une nouveauté radicale et impressionnante. Le nom propre, lié à la composition des poèmes, renforce cette entreprise, lui donne de l’autorité parce qu’il permet qu’on la nomme, qu’on l’évalue, la réclame et qu’on veuille la maintenir.  Homère ne se nomme pas, mais fait qu’on le nomme.”

On attend avec impatience la traduction commentée de L’Iliade pour les Belles Lettres que prépare l’éminent philologue et traducteur, par ailleurs grand amateur de la musique du bluesman/aède Buddy Guy.

Pierre Judet de La Combe, Homère, Folio biographies, 2017, 368 pages

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