
Quel plaisir de remonter à la source de notre regard !
Dans les années 1970 paraissent trois livres majeurs de l’Américain Ralph Gibson, The Somnambulist (1970), Déjà-Vu (1972), Days at Sea (1974), dont l’inventivité visuelle va influencer de façon déterminante la créativité photographique contemporaine, soit la sensation vive d’une surréalité quotidienne, doublée d’une omniprésente sensualité informée par les apports de la recherche littéraire et cinématographique du Nouveau Roman et de la Nouvelle Vague, ainsi que celle du modernisme photographique européen (de Raoul Hausmann à Aaron Siskind).

Tirés dans un noir et blanc superbe, les images de Ralph Gibson sont de l’ordre d’une déambulation dans un rêve éveille, des amorces de contes ou de films noirs, des visions érotiques drôles et troublantes.
Intitulée « Black Trilogy », ces trois livres devenus introuvables sont aujourd’hui republiés en fac-similé à l’occasion d’une exposition organisée au Pavillon populaire de Montpellier par son directeur artistique, l’inspiré Gilles Mora.

Ancien assistant de Dorothea Lange et de Robert Frank, Ralph Gibson a trouvé son langage visuel dans la fréquentation des œuvres de l’avant-garde européenne de son temps, entre distance critique vis-à-vis des codes des genres imposés (le polar, le fantastique, l’érotique), jeux de l’imagination, et goût pour l’image-temps qui est étirement de l’instant dans un espace métaphysique/onirique.
L’abstraction et les symboles rencontrent donc la chair du monde dans des compositions laissant planer le mystère et le désir.

« On peut dire qu’un mouvement irréversible pousse La Trilogie vers l’abstraction, d’abord en la dépouillant des éléments narratifs contenus dans beaucoup d’images de The Somnambulist, venus se raréfier dans Déjà-Vu pour finalement, dans le dernier volume, s’achever en un répertoire formel très marqué, se nourrissant à l’alphabet d’un registre obsessionnel, celui du sexe ou de l’érotisme. »
Les premières images valent manifeste : le triangle d’une barque énigmatique comme un pubis de femme, le visage d’un homme endormi surmonté d’une plante placée devant une fenêtre de lumière, des nuages noirs, la pince de doigts tenant un stylo plume écrivant à même le ciel.

Autonomes, les photographies de Ralph Gibson se lisent aussi dans leur continuité fantasmatique, entre réminiscences de motifs chers à Walker Evans et malice proche de celle d’un René Magritte.
On ferme les yeux pour mieux les ouvrir.

Les femmes sont merveilleusement belles, à la façon de Monica Vitti, et les pages jonchées de signes étranges : une tête de requin à l’envers, un pied nu proche d’un crabillon, des armes, des objets, une devanture de magasin en feu.
L’audace des cadrages emprunte autant à la perfection d’une série B qu’à l’extrême sophistication d’un Robbe-Grillet.

On pense à Tirez sur le pianiste (Truffaut, 1960), au Désert rouge (Antonioni, 1964), à Tant qu’il y aura des hommes (Zinneman, 1953), à Monika (Bergman, 1953).
La fascination presque fétichiste du photographe pour les toisons féminines entraîne l’imaginaire dans un labyrinthe de désirs dont il n’est pas certain que l’on puisse sortir un jour.

Sujet pour les étudiants de l’Ecole d’Arles : Quels liens possibles entre Bernard Plossu et Ralph Gibson ?
Ralph Gibson, La Trilogie, 1970-1974, texte de Gilles Mora, éditions Hazan, 2017, 200 pages

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