
Constantin Schlachter est un photographe dont on n’a pas fini d’entendre parler.
D’une très grande maturité, son travail explore des zones de réalités et de sensations qu’il est rare de découvrir avec une telle acuité chez un jeune artiste.

Son livre, autopublié, non par défaut de propositions de la gent éditrice, mais par souci de maîtrise et de perfection, s’intitule La Trajectoire du Gyrovague, ce qui est une façon d’évoquer le mont Athos, le destin de ces moines tournant sans fin dans le tambour des jours et des nuits afin d’alléger leur corps pour rapprocher leur âme de Dieu, reclus volontaires cherchant dans l’épuisement physique une liberté ultime.
En fin de volume, un court texte indique ce que révèle la marche à l’errant méthodique : « Pendant la marche le corps éveille ses sens. / L’esprit s’abandonne à la contemplation. / La tête ouvre ses portes aux instincts. / Les souvenirs se mêlent à la perception. // Un paysage mental se tisse alors à chaque pas. »

Construire un livre comme on compose un chant en des hexamètres inconnus, telle est l’ambition épique de Constantin Schlachter.
Les espaces du dehors sont des territoires du dedans. D’ailleurs, qui aurait la naïveté de distinguer encore l’un de l’autre à l’heure de la physique atomique et de la science des réalités physico-psychiques ?

Le monde de Constantin Schlachter est un univers archaïque, un chaosmos deleuzien peuplé de silences, de roches et de grottes s’ouvrant comme les cuisses d’une louve.
Alma mater, la terre qu’arpente Orphée est une multitude d’impressions de poussières, un éparpillement de noires comètes sanguines, un ensemble de concrétions aux formes fantastiques défiant toute raison.

En touillant dans l’œil de l’univers, le photographe découvre un homme, seul, fragile, à peine dessiné, une esquisse d’être surgie d’un noir abyssal.
Il y a des ramures, un cheval effondré comme chez Béla Tarr ou Christopher de Béthune, une pluie de fossiles tombés du firmament.

Tout a été détruit, tout est à reconstruire, peut-être. Ici, une chèvre, là un semblant de cosmonaute, partout des ruines qui ont la force des mondes premiers.
Les végétaux offrent au regardeur, au rescapé, leurs veines noueuses, mais ce sont elles qui nous contemplent et nous aspirent dans leurs vortex.

On cherche un chemin mais il n’y a rien à trouver, sinon quelques fantômes, quelques fœtus tremblant tentant de se réchauffer dans le vagin de la nuit.
Il y a des luminescences, des bêtes étranges aux yeux démesurés, une planète bouleversée.

Repartir du blanc, repartir du noir, et marcher la tête à l’envers, comme le Lenz de Büchner.
« Le 20, Lenz passa par la montagne. Neige en altitude, sur les flancs et les sommets ; et dans la descente des vallées, pierraille grise, étendues vertes, rochers, sapins. L’air était trempé, froid ; l’eau ruisselait le long des rochers et sautait en travers du chemin. Les branches des sapins pendaient lourdement dans l’atmosphère humide. Des nuages passaient dans le ciel, mais tout était d’une densité… puis le brouillard montait, vapeur humide et lourde qui s’insinuait dans l’épaisseur des fourrés, si molle, si flasque. Il avançait avec indifférence, la route lui importait peu, tantôt montait, tantôt descendait. Il n’éprouvait pas de fatigue, simplement, parfois, il trouvait pénible de ne pas pouvoir marcher sur la tête. »
Constantin Shlachter, La Trajectoire du Gyrovague, 2017 – première édition, 250 copies
Le titre de cet article est un hommage à Virgile et au moine révolutionnaire gyrovaque Guy Debord, dont le livre/film In girum imus nocte et consumimur igni (1978), est un palindrome.

Nous tournons sans fin dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu.
La traduction de Lenz, de Georg Büchner, est de Jean-Pierre Lefebvre.

https://www.instagram.com/constantin.schlachter/
Se procurer le livre La Trajectoire du Gyrovaque