
On peut savoir gré à Soraya Amrane pour la qualité de son regard et les livres qu’elle publie aux éditions Zoème, qui est aussi une galerie/librairie à Marseille spécialisée dans l’art photographique.
Le dernier en date de ses pépites est le sixième volume de la petite collection Cahier (coédition Filigranes) confié au photographe Ferhat Bouda, né en Kabylie (Algérie), vivant à Francfort, et membre depuis 2014 de l’Agence VU’.
Le principe de la collection Cahier est simple (lire ici l’article Les dessous poético-intimes de la photographie) : demander à un photographe de présenter sous forme de carnet Moleskine son processus de travail, ses archives visuelles, ses notes, soit pour Ferhat Bouda treize ans d’élaborations artistiques (2003-2016).

L’impression générale est un beau chaos de formes et d’impulsions créatrices, des images de toutes tailles, en noir & blanc et couleur, des phrases tirées de journaux intimes, des dessins
Des brouillons ? Oui. Des essais ? Oui. Des doutes ? Des certitudes ? Oui.
Aucune hiérarchie, mais une logique vitaliste, dynamique, plurielle.
Ferhat Bouda nous autorise à pénétrer dans son cabinet de travail, à découvrir ses petites et grandes extases quotidiennes, ses tentatives d’œuvres façon puzzle, ses fragments d’intensité, ses douleurs.

Des fleurs s’ouvrent. En contrepoint, une femme, visage caché par des mains rassemblées, semble pleurer.
Un homme marche dans la rue. Il fait froid, il a neigé. Il y a des gravats, une maison détruite. Impossible de savoir où se situe la scène. En Turquie ? En Syrie ? En Allemagne ?
Page suivante, c’est une mosaïque de quatre images : le visage en gros plan d’une vieille femme ridée portant un fichu, le cadavre d’un homme recouvert de boue, de sang, un cimetière, un paysage vallonné qu’arpente un homme plié. On discerne de la brume, ou les fumeroles laissées par une bombe incendiaire. Comment savoir ?
La beauté du Carnet de Ferhat Bouda est de ne rien asséner, de laisser ouvertes les pistes interprétatives, et de permettre à l’esprit de dériver à la mesure de ses obsessions.

Impression de solitude, de difficultés énormes, d’impossibles réconciliations.
La mort violente règne, que la délicatesse des croquis parsemant les pages (une femme nue accroupie de dos, une autre, oiselle, offrant timidement sa chair, des amis jouant aux modèles) détourne quelque peu de son programme assassin.
On construit des cabanes, on bronze nus à la plage, on cherche une route sur une carte de géographie.
Passe une berline de luxe, gardienne des buildings de la nuit.
Ferhat Bouda montre en une double page recueillant quarante-deux images un monde éclaté, explosé, souffrant, inquiet, épique, intime, infernal.
L’ensemble est cinétique, errant, pudique et direct.
Il faut marcher, survivre, se révolter, affronter le mal, la maladie, l’absence de solidarité quelquefois, souvent.

Migrer, endurer, courir, tendre les bras.
Et sauver sa peau avant que de s’occuper de son âme.
Ferhat Bouda a recopié sur feuille cette phrase du poète Novalis : « La plupart des hommes ne veulent pas nager avant de savoir le faire. »
Voyons-y un programme esthétique, une morale personnelle, un avenir.
Ferhat Bouda, Cahiers 2003-2016, Filigranes Editions / Zoème, 2017