
J’ai présenté dans L’Intervalle il y a quelques mois le superbe Testament manouche, de Louis de Gouyon Matignon (texte) et Benjamin Hoffman (images) aux éditions de Juillet (2016), témoignage assez désenchanté sur l’acculturation à la société marchande et mass-médiatique d’une communauté tendant à perdre sa culture vernaculaire.
Je ne sais s’il y a un terme spécifique pour désigner les Manouches du Nord de l’Europe, mais le travail du photographe italien Mattia Zoppellaro sur le rassemblement des gitans d’Irlande et d’Angleterre dans la petite ville d’Appleby (2500 habitants) dans le comté rural de Cumbria (Angleterre) chaque premier week-end de juin est remarquable, tant sur le plan de la qualité éditoriale du livre qui en rend compte (Appleby, publication Contrasto, 2017), de sa puissance esthétique et de son substrat documentaire.

Située dans un méandre de la rivière Eden (les noms sont rarement des hasards), Appleby, où l’herbe est gorgée de pluie verte, offre un cadre idéal pour la grande foire aux chevaux y ayant lieu chaque année.
Il y dans les retrouvailles d’une communauté éparpillée sur les îles britannique et irlandaise quelque chose de la persistance d’un mythe, qui est celui d’un profond accord entre les hommes, les animaux, et l’esprit des lieux.
L’ordinaire des jours se déchire chaque mois de juin, l’espace se remplissant soudain de roulottes, caravanes, enfants graves et rieurs, de feux de camp, et de transactions financières ancestrales.

Joie de se retrouver, même si l’on ne plaisante pas avec les traditions, vécues comme une sauvegarde du propre.
Etre ici, dans le froid et le vent, demande du corps, une âme forte et des yeux de couteaux.
Sur plusieurs années, Mattia Zoppellaro a portraituré ces beaux nomades farouches dans le cercle indocile de leur fête de reconnaissance.

Le portrait du petit garçon nous faisant face sur la couverture d’un livre conçu comme un fragment d’Irlande voyageant sur les étals des meilleures librairies est superbe, tant il paraît à la fois fragile et d’une détermination sans faille, à la façon du Kes de Ken Loach.
Il y a dans le petit costume qu’il porte comme un manteau de roi des siècles de fierté gitane.
Sa peau blanche marquetée de points de rousseur est un étendard pour l’altérité, qu’on ne peut s’arrêter de fixer en espérant qu’elle persiste.
Christ miséricordieux est ressuscité dans un tatouage, dans un cheval blanc couché, dans le pull en laine d’un homme sévère marchant dans la boue.
Aller à l’école ? Bien sûr, peut-être, mais le savoir construisant des possibilités immédiates d’être ensemble ne s’apprend pas.

Les poubelles débordent de sacs plastiques et d’objets sans qualité, mais quelle importance ?
La terre sur le visage de l’enfant étendu à même le sol est un passeport plurimillénaire.
Ça bricole, fume, attend un improbable miracle, qui vient après la dernière goutte de la dernière canette de bière froissée.
Ça, ce sont les créatures de Dieu amenant à l’eau de la rivière des bêtes à vendre.
On échange de l’argent, mais surtout on croit à la vertu du baptême, qui est partout, et dans chaque recoin de tente où l’on fait l’amour, il y a tant d’enfants.
Ici, on est insoumis de père en fils et de mère en fille.
On joue parfois la comédie comme Buffalo Bill dans son grand cirque, mais, ne vous y trompez pas, le spectacle que nous vous offrons à vous, Mattia Zoppelaro, bâtard de Diane Arbus, est une façon de vous repousser dans l’illusion de ce que nous vous donnons.
Mattia Zoppellaro, Appleby, texte de Seamus Heaney, éditions Contrasto (Roma), 2017, 96 pages
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