De la noblesse du questionnement de l’être – à propos des Cahiers noirs de Martin Heidegger, entretien avec Pascal David, philosophe, traducteur (1)

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« Les Cahiers noirs contiennent des critiques sévères à l’égard de l’américanisme et du bolchevisme, du christianisme et de l’Eglise catholique. Ils visent également les Anglais, la technique, la science, l’Université et le national-socialisme, que Heidegger avait approuvé dans un premier temps. Par contraste, les rares et brèves observations sur le judaïsme ne jouent qu’un rôle secondaire. Martin Heidegger lui-même n’y attribuait aucune importance. Le lecteur attentif ne se laissera pas influencer par l’agitation générale, mais saura se faire sa propre idée en lisant avec attention les écrits de Martin Heidegger. »

 (Hermann Heidegger, fils de Martin Heidegger)

Dès le commencement de leur publication en Allemagne en 2014, et avant même leur parution en français, prévue chez Gallimard à l’automne 2018, les Cahiers noirs de Martin Heidegger – nous verrons ce qu’il faut penser de ce titre tapageur – ont déclenché la rage de la sphère médiatico-intellectuelle, menant un procès constamment à charge contre le philosophe de l’histoire de l’être/estre, et de son oubli.

Lui est reproché un antisémitisme structurel affectant l’ensemble de sa pensée, accusée d’avoir introduit le nazisme dans la philosophie (travaux de Victor Farias, Emmanuel Faye et consorts), thèse à laquelle les Cahiers noirs apporteraient un ensemble de preuves indiscutables.

Mais la chanson du Heidegger bashing était trop belle, ou plutôt trop moche, qu’un livre intitulé Martin Heidegger. La vérité sur ses Cahiers noirs, rédigé par Friedrich-Wilhelm von Herrmann et Francesco Alfieri (Gallimard, 2018), vient interrompre en montrant son inanité.

Composé de trois parties essentielles – une introduction de Friedrich-Wilhelm von Hermann, dernier assistant personnel de Martin Heidegger, sur l’antisémitisme supposé du philosophe et ses illusions de refondation mis dans le mouvement du national-socialisme défini très vite comme un « principe barbare » ; une reprise par Francesco Alfieri des passages jugés litigieux des Cahiers noirs, inscrits dans une analyse des termes et notions employés ; des correspondances inédites de Friedrich-Wilhelm von Hermann, « qui restent à aborder » -, La vérité sur ses Cahiers noirs est un livre qu’il faut lire et étudier comme une entreprise de désoccultation.

J’ai souhaité converser avec Pascal David, traducteur de cet ouvrage indispensable, pour le présenter aux lecteurs de L’Intervalle, afin de faire entendre un propos de raison, quand on devient de plus en plus inaudible à ne pas hurler avec la meute.

De quoi relève la tentative médiatique d’occultation du nom de Martin Heidegger à partir d’une lecture hâtive, voire strictement idéologique, de ses Cahiers noirs, rédigés entre 1931 et 1948 ? L’appellation Cahiers noirs, pour désigner des cahiers de travail ou carnets de notes, n’est-elle pas de nature à sous-entendre une sorte de plan secret ourdi par un philosophe ayant cherché à masquer toute sa vie un antisémitisme de fond ?

Pour répondre d’abord à la deuxième de vos questions, l’appellation de Cahiers noirs, retenue par leur éditeur allemand, alors que Heidegger s’y référait plutôt en effet comme à des cahiers ou carnets de travail ou de notes (Notizbücher), n’a sans doute pas été choisie tout à fait par hasard, et n’est visiblement pas sans arrière-pensées et insinuations polémiques, au sens le plus propre et le plus littéral du terme dénigrement. Même si ces cahiers sont effectivement reliés en toile cirée ou molesquine de couleur noire. N’est-il pas bien connu que Heidegger n’a jamais eu, tout au long de son existence, que de noirs desseins ? A force de Heidegger bashing, il est devenu de bon ton et politiquement correct de ne pas prononcer le nom de Martin Heidegger sans évoquer aussitôt la noirceur (supposée) du personnage, qui d’ailleurs aimait la Forêt-Noire.

Quant à la première de vos deux questions : la rédaction de ces Cahiers s’échelonne en fait de 1931 au début (voire au milieu) des années 1970. Quant aux attaques contre Heidegger, sa pensée, sa personne, elles ne datent pas d’aujourd’hui, tant, visiblement, sa pensée dérange.  Et il est plus facile de “dénoncer” un penseur et une pensée sur la base d’un montage de citations que de lire plus d’un millier de pages en allemand, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles ne sont pas d’une facilité déconcertante.

Qui sont Friedrich-Wilhelm von Hermann et Francesco Alfieri, dont vous traduisez Martin Heidegger. La vérité sur ses Cahiers noirs (Gallimard, L’Infini, 2018), livre paru d’abord en Italie ?

E F.-W. von Herrmann, professeur émérite de l’Université de Fribourg, a été le dernier assistant personnel de Heidegger, qui a tenu à ce qu’il soit également le principal responsable scientifique de l’Edition intégrale (Gesamtausgabe) de ses écrits, entreprise depuis 1975 par l’éditeur francfortois Klostermann. C’est aujourd’hui en Allemagne, à ma connaissance, le meilleur connaisseur de la pensée de Heidegger.

Alfieri, spécialiste d’Edith Stein, est quant à lui professeur de phénoménologie de la religion à l’Université pontificale de Latran (Cité du Vatican).

Comment ce livre a-t-il été reçu en Italie en 2016 ? Quand l’avez-vous découvert ? Sa publication est-elle à votre initiative ? Ce livre est-il disponible en Allemagne ?

Les auteurs ont souhaité que je traduise ce livre en français, dont acte. Ils ont également souhaité que je le traduise en allemand, ce que j’ai fait (traduction parue en 2017 chez Duncker & Humblot, Berlin).

Les Cahiers noirs paraîtront bientôt, de nouveau chez Gallimard. La publication du livre de von Herrmann et Alfieri a-t-elle été pensée comme une tentative de montrer, avant que la tempête ne souffle peut-être de nouveau, l’inanité des thèses des contempteurs de Martin Heidegger lui reprochant d’avoir introduit l’antisémitisme et le nazisme dans l’histoire de la philosophie ?

La traduction des tomes 94 et 95 devrait paraître en effet en novembre prochain. Quant à savoir si l’ordre chronologique de ces parutions est un timing des opérations et relève d’une “stratégie éditoriale“, ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question et je suis de toute façon bien incapable d’y répondre.

Quelles distinctions faire entre « antisémitisme métaphysique » et « antisémitisme ésotérique » ?

Ces appellations sont aussi insensées l’une que l’autre. La première est le fait de Donatella Di Cesare (Italie), la seconde (mais chronologiquement la première), le fait de Peter Trawny (Allemagne). La réponse à votre question se trouve dans la contribution de Leonardo Messinese [à lire en fin d’ouvrage].

Le sous-titre « La vérité sur ses Cahiers noirs » n’est-il pas quelque peu présomptueux, comme une manière de clore un débat qui n’aurait jamais dû avoir lieu ?

Non, bien au contraire, dans la mesure où, comme il est précisé d’emblée dans le volume, “vérité” est à entendre ici au sens de désoccultation et non au sens de la rectitude d’énoncés auxquels il faudrait à présent s’en tenir et sur lesquels il n’y aurait pas à revenir. Loin de clore le débat, ce livre l’ouvre enfin !

Etait-il important pour vous que votre traduction paraisse dans la collection que dirige Philippe Sollers chez Gallimard, L’Infini, dont on sait la solidarité indéfectible envers l’œuvre d’un philosophe indispensable pour comprendre la dévastation en cours ? 

Je ne peux que saluer l’accueil réservé à cet ouvrage par les éditions Gallimard, dans la collection L’Infini de Philippe Sollers.

Faut-il avoir lu les 93 tomes de la Gesamtausgabe ayant précédé la publication finale des Cahiers noirs pour bien comprendre leur inscription dans une pensée de l’histoire de l’être, ce qui était la volonté absolue du philosophe allemand ? Des sept grands traités de Martin Heidegger concernant l’histoire de l’être, la seule œuvre pour le moment disponible en français est Apports à la philosophie (De l’avenance), rédigée entre 1936 et 1938.

“Volonté absolue” est une expression qui ne sied guère à Heidegger, lui qui déclare dans son entretien avec un Japonais (dans Acheminement vers la parole) que ce qu’il veut, c’est le non-vouloir. Effectivement, c’est la lecture des grands traités dits “historiaux”, c’est-à-dire s’inscrivant dans la perspective de l’histoire de l’être (ou de l’estre), entrepris à partir de 1936 avec les Apports, que Heidegger tient pour requise si l’on veut accéder au propos des Cahiers, dans lesquels on n’entre tout de même pas comme dans un moulin.

Plutôt que de “volonté absolue”, je parlerais de volonté expresse, dans la mesure où elle figure dans les dispositions testamentaires du philosophe.

Quelles différences entre être (Sein) et estre (Seyn) ? Celle qui distingue le commencement (grec) du recommencement (heideggerien) ?

“Estre” (Seyn), graphie archaïsante, vise à distinguer l’être lui-même (Es selbst) de l’être pensé comme être de l’étant avec Être et temps. Différence de perspective entre l’ontologie fondamentale de 1927 et la pensée de l’histoire de l’estre.

Martin Heidegger occupe la charge de Recteur de l’Université de Fribourg-en-Brisau du 21 avril 1933 au 23 avril 1934, ayant adhéré le 1er mai 1933 au NSDAP, Parti national socialiste allemand. Justifie-t-il cette fonction comme volonté de mener, au cœur de l’université, une « lutte spirituelle » ? A-t-il eu l’illusion de pouvoir préserver l’université allemande comme espace de savoir fondamental et foyer de questionnement quant à l’urgence d’être le là, quand le contexte historique niait l’édification d’un « monde dans l’histoire de l’esprit » tant espérée ?

Oui, Heidegger a bien nourri une telle illusion, durant un temps d’ailleurs plutôt bref (moins d’un an). Il a commis une erreur d’appréciation sur la véritable nature du régime qui s’est installé en Allemagne fin janvier 1933.

Comment les nazis ont-ils réagi au Discours de rectorat du 27 mai 1933, « Die Selbstbehauptung der deutschen Universität », traduit par François Fédier par « L’Université allemande envers et contre tout elle-même » ? Comment l’ont-ils compris ?

Le Discours de rectorat de Heidegger fut aussitôt après 1934 retiré du commerce sur ordre du Parti.

Le scandale Heidegger est-il moins dans sa critique de la pensée juive comme moment de la modernité identifiée à la pensée calculante (trois pages de format A4 sur un volume de mille deux cent quarante-cinq pages correspondant à trente-quatre cahiers) que dans ses attaques bien plus récurrentes contre le catholicisme sécularisé ?

C’est effectivement le christianisme comme appétit de pouvoir temporel et jouant sur tous les tableaux qui constitue la principale “cible” de Heidegger, si toutefois il est permis de parler ainsi. Sur tous les tableaux, ou du moins à la fois sur le spirituel et le temporel. Au fond, le christianisme tel qu’il s’est développé historiquement comme puissance séculière apparaît un peu aux yeux de Heidegger comme la chauve-souris de La Fontaine :

Je suis oiseau : voyez mes ailes

Je suis souris, vive les rats !

« Dire d’une philosophie qu’elle est « nationale-socialiste » ou bien qu’elle ne l’est pas, c’est comme si l’on disait d’un triangle qu’il est courageux ou bien qu’il ne l’est pas – autrement dit qu’il est lâche. » : l’emploi de l’ironie de la part de Heidegger n’est-il pas très rare ?

Non, ce n’est pas si rare, surtout dans les Cahiers, et pas seulement. Je dirais même que cette ironie est parfois cinglante.

Pourquoi Heidegger n’a-t-il pas voulu prendre publiquement position contre le national-socialisme ?

Sous un régime totalitaire, une prise de position publique hostile au régime vous conduit tout droit dans les camps — à moins que son auteur ne soit “liquidé” de manière plus expéditive.

L’expression « absence de monde du caractère juif » est-elle à comprendre comme similaire de l’expression absence de monde du caractère bolchevique ou du caractère capitaliste américain ?

Oui et non. L’absence de monde est à penser notamment comme déracinement, lui-même destin de l’homme moderne. Mais là il y a télescopage, en quelque sorte, avec la diaspora à laquelle le peuple juif a été contraint au cours de son histoire.

La publication des cinq derniers tomes des Cahiers « noirs » a-t-elle commencé en Allemagne ? Avez-vous pu en faire la lecture ?

Non à la première question, et par conséquent aussi à la seconde.

Quelles sont à votre connaissance les correspondances inédites importantes « qui restent à aborder » (Francesco Alfieri) ?

Ce sont en l’occurrence celles entre Martin Heidegger, Hans-Georg Gadamer et Friedrich-Wilhelm von Herrmann, demeurées inédites avent que Francesco Alfieri n’en propose précisément, dans l’édition italienne originale de 2016 de cet ouvrage, une édition très soignée.

Dans votre postface, vous évoquez une « remarque aux ânes bâtés » à propos de l’antisémitisme qualifié de « insensé » et « blâmable ». Où se trouve-t-elle et dans quel contexte a-t-elle été rédigée ?

La référence en est : tome 97 de l’Edition intégrale, page 159.

Quels ont pu être les stéréotypes repris par Heidegger à propos des juifs ? A son encontre, vous citez très justement l’article de Stéphane Zagdanski paru dans Le Dictionnaire Martin Heidegger (Editions du Cerf, Paris, 2013) : « La pensée juive procède d’une intransigeante désonubilation vis-à-vis du calcul. »

Parmi ces stéréotypes, il y a précisément cette prétendue prédisposition innée pour le calcul et le commerce. Aux temps bibliques, le commerce était l’affaire des goyim et non des Hébreux. Les commerçants, c’étaient les Cananéens. Le peuple juif a d’abord été un peuple d’agriculteurs. Mais « la ténacité des idées reçues sur une aptitude congénitale et quasi biologique des Juifs pour l’enrichissement et pour le commerce », comme le souligne Léon Poliakov dans son Histoire de l’antisémitisme (tome I, p. 425), engendre ces regrettables stéréotypes, dont les auteurs comme le traducteur tiennent à se désolidariser.

Qu’entendait Heidegger par les notions de « déracinement » et « désert » ?

“Déracinement” n’est pas à confondre avec nomadisme par opposition à sédentarité. Ce n’est pas le chameau opposé à la tente. Heidegger soutient même qu’une “migration” constitue un trait essentiel de toute véritable habitation. Comme l’avait vu Simone Weil (dans son livre L’Enracinement), la vie paysanne est devenue “déracinée” tout en demeurant sédentaire. L’agriculteur est devenu travailleur de l’industrie d’approvisionnement en denrées alimentaires. Mais le terme “déracinement” vise peut-être surtout, sous la plume de Heidegger, le déracinement de l’homme moderne (et plus généralement de l’étant) hors de l’être, dont il se trouve comme “dévissé ».

Quant au “désert”, dont Nietzsche annonçait la croissance avec la montée en puissance du nihilisme, c’est le lieu de la dévastation de la terre mais aussi de l’être humain, de l’homme réduit à lui-même et aspirant à se fabriquer lui-même comme tout le reste, ce n’est plus l’être humain, c’est l’hominien.

Pourquoi terminez-vous votre texte par un rappel du nom de Primo Levi ?

La dévastation spirituelle de l’humain en l’homme, à distinguer de la destruction ou auto-destruction physique de l’humanité, me semble constituer le thème central du grand livre de Primo Levi, Se questo è un uomo, à savoir non pas « si c’est un homme », comme cela a pu être traduit en français, mais bien si “ça” (questo) est un homme, c’est-à-dire ce à quoi le système concentrationnaire réduit aussi bien les bourreaux que les victimes. Dans la traduction française du titre, le mot-clef du titre italien est devenu complètement inaudible. On peut voir là une interrogation et une préoccupation communes à Heidegger et à Primo Levi.

Comment le livre Martin Heidegger. La vérité sur ses Cahiers noirs est-il pour le moment reçu ?

Il est encore trop tôt pour le dire, même si les premières recensions parues en français lui sont plutôt favorables. Tous les journalistes qui s’en sont pris inconsidérément aux Cahiers sans même les avoir lus vont-ils soudain faire amende honorable ? Il est permis d’en douter. Mais quelle que doive être la réception médiatique de cet ouvrage, il est appelé à faire date dans les études heideggeriennes.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Friedrich-Wilhelm von Herrmann et Francesco Alfieri, Martin Heidegger. La vérité sur ses Cahiers noirs, traduit de l’italien et de l’allemand par Pascal David, préambule d’Arnulf Heidegger, textes de Leonardo Messinese et Hermann Heidegger, postface de Pascal David, Gallimard, collection L’Infini, 2018, 494 pages

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  1. BEL michel dit :

    Comment peut-on rester aveugle et insensible au projet génocidaire de Heidegger? Qui n’a pas vu le projet n’a rien vu. Qui l’a vu et le passe sous silence est un monstre. Il n’y a rien d’autre à dire.. La trajectoire de Heidegger va « du logos au feu » (cf. séminaire sur Héraclite). « Le feu illumine et n’en finit pas de consumer jusqu’au blanchissement de la cendre ». (cf. Le dict de Trakl).. Le commencement de la nouvelle histoire ne pouvait prendre son essor que sur un « sol » jonché de cadavres. Ainsi débuta l’histoire du nouveau dieu qui prétendait être le dernier dieu de l’histoire de l’être..

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