
N° 529
© Succession Helmar Lerski, Museum Folkwang
« […] notre atelier […] avait […] deux fenêtres, une à l’est et une à l’ouest, qui étaient toutes deux hermétiquement fermées. J’ai carrément ouvert ces deux sources de lumière […]. Et, en poursuivant ce jeu, en laissant couler sur l’objet toutes les sources de lumière de l’atelier, en opposition aux principes de la photographie, j’ai éprouvé la plus intense sensation de ma vie. Le cas de figure idéale de l’effet que peut avoir la lumière – provenant de différentes sources – sur un visage humain a dû se produire à ce moment-là : ce qui est apparu, ce qui m’a frappé comme un éclair, ce n’était pas l’éclairage, mais la translucidité, de sorte que j’avais l’impression de regarder le verre dépoli comme si je voyais à l’intérieur des personnes. »
Contemporain d’August Sander (1876-1964), avec qui il partage bon nombre de thématiques et visions (les mains, les visages, les portraits de travailleurs, l’inventaire des types sociaux), le photographe et réalisateur Helmar Lerski (1871-1956), précurseur du cinéma israélien, fut un maître de la lumière, qu’il travailla en sculpteur obstiné.

Palestine, 1931-1935
© mahJ © Succession Helmar Lerski, Museum Folkwang
A l’occasion de ses vingt ans, le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (mahJ – Paris) lui consacre une exposition importante (catalogue chez Gallimard), faisant suite à l’acquisition en 2015 d’une collection exceptionnelle de 435 tirages anciens et plaques de verre.
Né à Strasbourg de parents d’origine polonaise (famille juive ashkénaze), Helmar Lerski – pseudonyme d’Israël Schmuklerski – n’aura cessé de se déplacer, en Suisse, Afrique du Nord, Etats-Unis, Allemagne, Palestine, ouvrant en 1910 un studio photo à Milwaukee (Wisconsin), et développant un travail personnel qui eut très vite un grand succès.
Engagé dès 1916 dans le milieu du cinéma à Berlin comme chef opérateur et spécialiste en effets spéciaux, participant notamment au Metropolis de Fritz Lang, sensible à l’esthétique de la Nouvelle Vision en photographie, Lerski trouve dans l’art du portrait un espace de recherches extrêmement fécondes, exposant en 1933 ses Visages juifs à la galerie Divan à Jérusalem, avant d’effectuer en 1935 son œuvre la plus célèbre, Métamorphoses par la lumière, série de 137 portraits de la même personne, faisant songer à l’expressionnisme fantastique du cinéaste Eisenstein.

vers 1940
© mahJ © Succession Helmar Lerski, Museum Folkwang
Installé sur le toit de son atelier à Tel-Aviv, son modèle, quasiment porté au sacrifice, est frappé de lumière jusqu’à l’épuisement, cette dissolution du moi autorisant l’apparition en un même visage de multiples figures.
Les images naissant sur les plaques de verre de très grands formats de sa chambre photographique sont d’une picturalité évoquant les maîtres flamands ou espagnols du clair-obscur.

vers 1911
© Succession Helmar Lerski, Museum Folkwang
« C’était un jeune homme simple, même pas photogénique, qui n’était pas capable d’interpréter la moindre expression, qui ne faisait rien d’autre que rester trois mois à ma disposition, tous les jours, avec patience et bonté. Je l’ai placé dans un véritable feu croisé de lumières en captant le soleil à l’aide de miroirs et d’obturateurs, et j’ai créé avec lui grâce à mes seules lumières, les différents types de mon imagination. »
Installé en Palestine en 1932, il documenta de manière remarquable les kibboutz des pionniers du sionisme, photographiant soldats et travailleurs juifs pour l’exposition Combattre et travailler. Sa série intitulée Arabes et Juifs peut être considérée comme un manifeste de tolérance – en huit cents tirages – dans un pays inventant son avenir sous un soleil de plomb égal pour tous.

Palestine, 1931-1935
© mahJ © Succession Helmar Lerski, Museum Folkwang
Etudiant la plastique de la lumière, Lerski s’intéressa à son pouvoir de transfiguration, et sa capacité à créer la vie comme à révéler la mort au travail, cherchant à atteindre le noyau même de l’être en ses multiples avatars.
Le réalisme social – la solidarité avec les prolétaires – se transforme chez Lerski, qui fut acteur et connaît le sens des éclairages, en des études physionomiques tendant à mythifier les visages qu’il photographie, cherchant par exemple chez le Juif les origines yéménites, une sorte de temps brut, inentamé par la société marchande.

Palestine, 1941-1943
Ses personnages ne sont pas des héros, mais des incarnations modestes et sublimes de la Terre Promise.
S’il s’agit de toucher par la photographie la vérité de ses modèles, l’artiste n’oublie jamais que l’image est construction, artifice, construction formelle, agissant en démiurge manipulant à sa guise ses poupées de chair – il travailla après la guerre avec le marionnettiste Paul Löwy.
Quelle différence d’ailleurs entre la photographie de la tête coupée de Jean-Baptiste (vers 1911) tenue par une main fermant le poing et les figurines cadrées en plans rapprochés dans le court métrage qu’il a réalisé vers 1947 avec des marionnettes, L’histoire de Baalam tiré du récit biblique de Baalam et son ânesse ?

Palestine, 1931-1935
© mahJ © Succession Helmar Lerski, Museum Folkwang
L’Etat d’Israël fête en 2018 ses soixante-dix ans. Chantre de la diversité humaine en pays de Canaan, il est heureux que l’avant-gardiste Lerski, méconnu en France, y soit associé avec une telle majesté.
« Et moi, je me suis lassé d’avoir affaire à des gens qui essayaient de m’obliger à les voir tels qu’eux-mêmes voulaient se voir [des célébrités du milieu du cinéma]. Je me suis donc tourné vers les gens simples, les gens de la rue, de tous les jours. Je les plaçais dans la « juste lumière » et ces « humiliés et offensés » devenaient entre mes mains des personnes pleines de force et de dignité, de courage et d’intelligence. Le jeune révolutionnaire qui peinait à nourrir sa famille en travaillant à l’usine devenait dans mon portrait un grand acteur de la Révolution française, le balayeur humble et courbé avait droit au profil d’un noble de la Renaissance. »
Helmar Lerski, Pionnier de la lumière, ouvrage sous la direction de Nicolas Feuillie, préface de Paul Salmona, essais de Nicolas Feuillie, Florian Ebner, Rona Sela, Jan-Christopher Horak, coédition mahJ- Gallimard, 2018, 176 pages – 120 illustations
Exposition au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (Paris), du 11 avril au 26 août 2018
Site du Musée d’art et d’histoire du Judaïsme

avant 1911
© Succession Helmar Lerski, Museum Folkwang
Se procurer Helmar Lerski, Pionnier de la lumière

Palestine, vers 1935-1945
© mahJ © Succession Helmar Lerski, Museum Folkwang