Connaissons-nous nos masques ? par Cees Nooteboom et Rüdiger Safranski

brasilia1968-ceesJ’avais bien mille vies et je n’en ai pris qu’une fait partie de ces livres que l’on prend grand plaisir à ouvrir au hasard et picorer, dans la certitude que du moindre grain l’on fera un festin.

Pourquoi se contenter d’une seule vie ? d’une seule linéarité ?

Pourquoi ne pas se laisser réinventer régulièrement, n’importe quand, par la multiplicité des processus désirants ?

Voyageur passionné (lire notamment Hôtel nomade, Actes Sud, 2003), Cees Nooteboom n’a cessé de faire l’expérience des mondes et de la ténuité des cloisons séparant la réalité de la fiction (autre titre phare, Le chant de l’être et du paraître, Actes Sud, 1988).

Recueil anthologique, conçu par le philosophe allemand Rüdiger Safranski, J’avais bien mille vies et je n’en ai pris qu’une est une formidable occasion de découvrir les thèmes majeurs du grand écrivain hollandais, en se laissant dériver délicieusement dans son œuvre.

« Ce que cette anthologie entend présenter, c’est le Nooteboom romantique avec ou sans ironie, le poète philosophant, le témoin de son temps à la conscience politique toujours en éveil, l’amoureux des lieux et du voyage, et l’écrivain qui non seulement invente, mais incarne dans sa vie le lien entre voyage réel et le voyage imaginaire. »

L’essai de Nooteboom sur Cervantès, dans Le Labyrinthe du pèlerin. Mes chemins de Compostelle, (Actes Sud, 2004), peut être une bonne métaphore pour comprendre cet ouvrage forcément très subjectif, où voyager d’îles en îles, d’extraits en extraits.

Quelques titres de chapitres : « Fulgurances », « Images », « Portraits et Caractères », « Temps et Heures », « Européennes », « Ecrire », « Lire », « Aimer ».

Quelques noms d’œuvres citées : Autoportrait d’un autre (1994), Lettres à Poséidon (2013), Le Jour des morts (2001), Rituels (1985), L’Histoire suivante (1991), Le Bouddha derrière la palissade (1989), Du printemps, la rosée (1995).

Autre titre générique : connaissons-nous nos masques ?

Sans préciser leur provenance, je livre à toi, lecteur bienveillant, âpre ami, un florilège de pensées zigzagantes : « Mais était-ce bien vrai qu’il ne s’était jamais senti vraiment à sa place dans le présent ? Ce serait du romantisme, et aussi un peu puéril. C’était plutôt qu’il ne se sentait pas à sa place parmi les gens qui ne pouvaient se sentir à leur place que dans le présent, et en attendaient tout. »

« De toutes les formes de l’amour, celle qui advient entre deux inconnus est la plus énigmatique, et la plus convaincante. »

« Nous sommes les plus grands héros de l’Histoire, on devrait tous nous décorer à notre mort. Aucune génération avant nous n’a été obligée de savoir, de voir, d’entendre autant de choses, de la douleur sans caharsis, de la merde qu’on traîne avec soi en entrant dans un nouveau jour. »

« Qu’est-ce qu’un nom, en fait ? »

« Peut-être est-ce ainsi que se présente l’enfer : tous ces milliers et milliers de formulaires sur lesquels vous avez inscrit votre nom au cours de votre existence seront attachés à votre corps, si bien que vous vous promènerez dans le royaume de Satan avec une queue d’un kilomètre, perforée, polycopiée, imprimée, couverte de mots, comme l’idiot du village venu du siècle des formulaires. »

« Le voyage c’est la fugacité et cela me plaît, chaque adieu est une préparation naturelle, on ne doit pas s’attacher, ce n’est pas ce qu’a voulu le destin. »

« Dès que j’arrive quelque part, une véritable boulimie s’empare de moi – il faut que je sache le pourquoi du comment, il faut que je connaisse le « système » de la ville, que je marche, flaire, regarde, que je monde dans des autobus et des trams, que je conquière la ville. »

« On ne le sait pas, mais un homme seul, même à mon âge, se livre à de petits jeux lorsqu’il est sûr de ne pas être vu et que le volume du silence lui devient trop pesant. »

« C’est peut-être ce qu’il y a de plus difficile à expliquer, ce comment improbable qui précède celui de la voyance, le vide singulier au sein duquel toutes sortes de choses, et Dieu sait depuis combien de temps, se sont préparées, un espace vide qui s’emplit soudain de mots, d’images, de phrases qui se bousculent. »

« Toute bonne photo suscite une question sur le temps (…) Je ne crois pas aux esprits, mais je crois aux photos. »

« Quand vous voyagez beaucoup, on vous demande à jet continu si vous n’êtes pas en train de fuir quelque chose, mais il ne s’agit pas de cela. Ce dont il s’agit, c’est de disparaître tout en continuant à exister. »

« Le vrai voyageur vit de son déchirement, de la tension entre la joie de retrouver et la peine de devoir quitter à nouveau ; et en même temps, ce déchirement est l’essence même de son existence, il n’est nulle part à sa place. »

« Calme plat, très peu de circulation, vieux villages plongés dans un mutisme et une morosité que, pour faire simple, j’appellerai de l’ennui, en tout cas un certain état de lenteur, dès qu’on en sort recommence le paysage pesant où revient soudain un soleil de fer qui fait s’illuminer la couleur de plomb des toits d’ardoise mouillée. Au bout d’une demi-journée de route, j’atteins la pointe du Raz. »

Paris 1968 : « Si j’ai jamais envié les Français, c’est bien maintenant, et c’est avec une jalousie qui ressemble à de l’amour que je vais me coucher et juste avant de m’endormir, j’entends en bas, sur la place, quelqu’un lancer avec un accent espagnol à couper au couteau : ‘Vive les anarquistas !’ »

« Qui a donc banni du monde l’idée des anges, alors que je continue à les sentir autour de moi ? […] Ici, couchée dans le désert, je les entends, incroyable jubilation dans le silence. Anges, lézard du désert, serpent arc-en-ciel, les héros de la création, tout concorde. Je suis arrivée à destination. Et quand je repartirai, je n’aurai rien à emporter, j’ai déjà tout avec moi. »

Et ceci : « Parfois la disette métaphysique est si profonde qu’on doit, toutes affaires cessantes, avoir vu le silence mortel des trois citrons de Zurbarán. »

Alors, convaincu(e)(s) ?

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Cees Nooteboom, J’avais bien mille vies et je n’en ai pris qu’une, textes choisis et présentés par Rüdiger Safranski, traduit de l’allemand et du néerlandais par Philippe Noble, Actes Sud, 2016, 266 pages

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