« Conscient de vivre dans un contexte historique marqué par l’historicisme d’un côté et le progressivisme de l’autre, je me suis dit très vite que la géographie, et, au fond de la géographie, la géologie, étaient les disciplines susceptibles d’offrir les bases d’un nouveau terrain. »
Un bonheur arrivant rarement seul, les éditions suisses Héros-Limite publient un autre livre de Kenneth White (voir mon article d’hier à propos de Bordeland), Un monde à part. Cartes et territoires.
Il s’agit de nouveau de se désencombrer des systèmes et espaces clos pour découvrir, à la faveur d’expériences existentielles fondatrices, ce « monde à part » qui n’est pas une fiction, mais l’inaperçu d’un hic et nunc riche, fertile, géopoétique.
Un monde à part est un livre en trois parties : la découverte des premières cartes durant l’enfance, la sensation des dimensions de la terre, la description de quelques œuvres de géographes majeurs / des voyages entrepris depuis l’adolescence et la mise en place progressive d’une écriture personnelle / une autoanalyse (comprendre d’où l’on vient).
Si l’on se rappelle en outre avec l’auteur que l’expression « monde à part » provient de l’anarcho-géographe Elisée Reclus, l’embarquement pour un espace se situant au large de l’Histoire ne peut qu’enthousiasmer.
Kenneth White se considère comme un intellectuel nomade, c’est-à-dire que son objectif, à partir d’une connaissance précise des phénomènes, géographiques, géologiques, historiques, est de quitter les rives du monde connu pour entrer par ses recherches intellectuelles, et ses déplacements physiques, dans un territoire neuf, inattendu, inorthodoxe.
L’œuvre de White constitue une véritable cosmographie.
Des cosmographies ? « Ce sont de vastes compilations, des encyclopédies énormes qui, puisant à toutes les sources disponibles : latines, grecques, arabes, hébraïques, essaient de résumer tout le savoir de leur temps. »
Pendant longtemps, à chaque nouveau périple, la carte du monde se modifiait, ce qui ne cesse d’enchanter l’auteur de La figure du dehors (1982) livrant son analyse de quelques cartes fameuses des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles.
C’est ainsi, en les regardant attentivement, que l’écrivain « s’espace » et entre dans ce qu’il appelle « le champ du grand travail ».
« Il s’agit donc d’amplifier, d’approfondir, de densifier notre expérience du réel, tout en essayant de parvenir à une représentation plus complète. »
L’époque nous rétrécit, mais il est possible de partir, de redécouvrir d’anciens itinéraires, d’entrer dans le neuf, le libre.
Par exemple en allant sur la côte balte tout en relisant la Germania de Tacite, en vagabondant autour de la mer Noire avec Ovide en exil et Ulysse (hypothèse audacieuse de l’Ukrainien Anatolij Zolotukhin), en pérégrinant dans les steppes de la Russie avec Gorki et Tchekhov, en se laissant happer par la matrice de l’Asie centrale : « Dans la mythologie grecque, le type même de celui qui voulait aller trop loin, c’est Prométhée. Or, la mère de Prométhée s’appelait Asie… »
Aller vers l’Est, comme Blaise Cendrars, et Nicolas Bouvier.
Bénarès ? « C’est un musée vivant, c’est un champ de vie et de mort, c’est un laboratoire de libération. Il en est ainsi depuis des milliers d’années. Depuis des siècles et des siècles, les mêmes visages, les mêmes images y défilent. Il n’y a qu’une ville éternelle, c’est Kâshi. Car ici, l’éternité n’est pas monumentale – c’est le fleuve en allé avec le soleil. »
On remarque ici l’irruption douce d’un vers d’Arthur Rimbaud, ce nomade que White a maintes fois célébré.
Dans sa « cartographie psycho-culturelle-intellectuelle de l’Ecosse » (partie 3), l’écrivain retourne au roc paradis des amours enfantines, à un pays de gneiss et de glace où « les premiers habitants étaient les lichens et les mousses, la linaigrette, le bouleau, le houx, le pin, le noisetier, le chêne… Et l’ours, le renne, le loup, le cerf rouge, l’aigle, la grouse, le bruant des neiges… »
Ce territoire, où, dans les vieux contes celtes, on parle de prêtres portant des « robes faites de peaux et de plumes d’oiseaux », rendant un culte au soleil.
L’Ecosse, pays des mystérieux Pictes, est comme tout espace de civilisation un syncrétisme, un territoire de forces contradictoires, un jeu de tensions où « le whisky et la liberté marchent de pair ».
Kenneth White est à son image, esprit en ébullition, anarcho-savant échappant à tout cadre, baladin des confins.
« Dans ce pays d’Ecosse, dans ce pays d’Alba, en grande partie vierge encore, ou redevenu vierge grâce aux convulsions de l’Histoire, on a parfois l’impression qu’un passé très archaïque, un temps premier, peut surgir à chaque tournant de la route. On peut même avoir l’impression, au milieu de certaines landes, sur certaines îles, en marchant le long de certains rivages, d’être remonté si loin dans le passé que l’on a en quelque sorte converti le temps en espace. Evoluer dans cet espace-temps là est la suprême jouissance. »
Qui dit mieux ?
Kenneth White, Un monde à part. Cartes et territoires, Editions Héros-Limite, 2018, 194 pages
Site des éditions Héros-Limite
Belle recension, merci. Ça semble passionnant !
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