
Ecossais installé en France depuis plusieurs décennies, Kenneth White est un diable d’homme à l’esprit encyclopédique, adepte d’un gai savoir plongeant ses racines dans le vaste espace caucasien et plus généralement dans l’ensemble des mondes premiers.
Sa pensée est uniciste, archipellique, deleuzienne, glissantienne, ou plus simplement poétique s’il s’agit de dépasser par là les fausses antinomies.
Essais, proses narratives (notamment des récits de voyages), recueils de poésie forment les trois catégories majeures de son grand œuvre conçu à la façon du moine gallois Dylan (sixième siècle après Jésus-Christ) tel un never ending tour.
Il faut croire que l’air marin breton convient bien à son inspiration, puisque c’est depuis son ermitage costarmoricain, son abbaye aberrante, que l’auteur de L’esprit nomade lance régulièrement – plusieurs fois par an – ses fusées éclairantes sur le chemin des pies.
On raconte d’ailleurs qu’à l’extrême pointe de l’Europe l’eau de mer a remplacé le sang chez bon nombre de grands vivants.
Une de ses dernières méditations est un essai consacré à la dévastation en cours (écologique, relationnelle, politique, littéraire), Borderland, que publient très élégamment les éditions Vagamundo (Pont-Aven).
Sous-titré La mouvance des marges, cet ouvrage de « topologie combinatoire » est une tentative de sortir de l’époque, en pariant sur l’inactuel nietzschéen, le grand large, le multivers, les merveilles du hasard, et la force d’un champ d’énergétique paradoxal.
Kenneth White a lu Arthur Rimbaud, maître en liberté – « Je songe à des bordures à la fois physiques et mentales… » -, qui lui permet, avec tous les autres fous de Bassan et explorateurs des marges, d’entrevoir « un autre espace de l’esprit ».
A partir de son « atelier océanique », son « moustier », le poète cosmographe se propose de quitter les rives étroites de l’Histoire pour se consacrer à ce qui compte vraiment, l’ascèse par le verbe, l’art et la marche augmentant la sensation de vie.
Il s’agit en effet, avec les saints migrateurs et tous les aventuriers de l’esprit, de construire un système ouvert où reprendre véritablement vie.
Pour cela, il faut aussi compter sur les amis, les frères de la côte et des collines pelées, l’Irlandais Jeremiah O’Kelly volontiers scatologue, le savant Eric Rohannek, un voisin assez génial (Tanguy), le vin de Smyrne sans modération et les chants qui comptent quand tombe la nuit (ceux de Théodore Botrel par exemple). Et puis il y a Céline, Corbière, Restif de la Bretonne, Cicéron, Shakespeare, Miller, le mélange de tous les temps dans tous les noms.
Pour cela, il faut de l’humour, dont ce livre est bourré, tel un bâton de dynamite dans le cul d’un dévot nigaud.
Le noir et blanc du fameux drapeau breton, le gwen ha du (inventé en 1923 par un autonomiste) ? « Pour moi, le noir représente un certain humour, et le blanc, une faculté de vision. »
On lit cette « caucaserie », ces « griffonnages », ces « lettres provinciales », cet essai de « poéticité littorale » et de pandémonisme comme on se dirige à la boussole de l’esprit dans les marécages du mal des siècles.
Sur une grève où se promène un héron blanc, Torreben rencontre Pélage et quelques autres « anarcho-avancés » habitant le Borderland.
Et le White de conclure en latin : « Dulce est dissipere in loco. »
(Traduction par un sage bouddhiste des confins : cela fait du bien de déconner de temps en temps.)
Kenneth White, Borderland, ou la mouvance des marges, éditions Vagamundo, 2018, 158 pages