Dessiner le Minotaure, par Jean-Christophe Norman, artiste nomade

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© Jean-Christophe Norman

Jean-Christophe Norman effectue à l’aide d’une simple craie blanche des « expéditions horizontales », réécrivant lors de traversées urbaines pouvant prendre beaucoup de temps des textes fondateurs, Ulysse de Joyce par exemple.

L’un de ses derniers projets prend appui sur le livre de Pierre Daix, La vie de peintre de Pablo Picasso, que l’artiste nomade s’applique à reproduire dans sept villes européennes.

Il s’agit ici d’offrir aux spectateurs une expérience secrète, parfois immersive, au contact de lettres inscrites dans l’espace public.

En ce sens, Jean-Christophe Norman produit une œuvre politique, se réappropriant un territoire de plus en plus privatisé, et soustrait au libre usage des citoyens qui l’habitent.

L’Intervalle se fait une nouvelle fois l’écho d’un geste créant du commun dans un monde peinant à comprendre la fécondité de l’hétérogène et du divers.

La cara es una mezcla (Marseille 1)
© Jean-Christophe Norman

Que sont les projets « Terres à tierra » et « La cara es un mezcla » auxquels vous travaillez actuellement ?

 

Ce sont deux projets au long cours sur lesquels je travaille depuis le début du printemps. J’ai été invité par le « Musée national Picasso Paris » comme artiste associé dans le cadre du projet « Picasso Méditerranée ». « Terres à tierra » est un long processus qui consiste à réécrire de façon exhaustive sur le sol, à l’aide craies blanches, le livre de Pierre Daix « La vie de peintre de Pablo Picasso », ceci sur un ensemble de sept villes : Marseille, Nice, Rome, Barcelone, Paris, Madrid et Malaga. A cet axe principal, s’ajoute, la reproduction sous la forme d’un « dessin dans l’espace », de l’autoportrait de Pablo Picasso figurant à la fin du livre cité : Autoportrait, Mougins, 30 juin 1972.

L’autoportrait est reproduit le plus précisément possible par la marche dans les sept villes que je viens de citer. Seule une partie est reproduite dans chacune des villes et c’est donc l’addition de ces sept villes qui fait fonctionner l’ensemble. Je m’appuie sur un ensemble de cartes et j’ai toujours avec moi un grand dessin sur lequel les contours du visage de Picasso se superposent à des portions de villes. Biographies, géographies, et histoires se superposent.

La cara es una mezcla (Marseille 2)
© Jean-Christophe Norman

Quand nous avons commencé à parler de ce projet, j’ai eu connaissance d’une phrase célèbre prononcée par Picasso : « Si quelqu’un reliait tous sur les lieux qui ont été importants pour moi, cela dessinerait la forme du Minotaure. » A vrai dire, j’avais entendu ou voulu entendre « la forme de mon visage ». Tout le reste est venu très vite. C’était comme une évidence. Sauf que cette évidence est assez compliquée à réaliser.

Pourquoi ces titres en espagnol ?

Tout d’abord, le premier titre « Terres à tierra » mêle le français et l’espagnol, et concrètement c’est vrai que je vais d’une terre à une autre, d’un pays à l’autre pour concrétiser mon idée initiale.

Le second « La cara es un mezcla » est pour moi l’occasion de reprendre un sentiment que j’ai toujours eu. J’ai depuis bien des années pensé que l’unité était un mélange, que tout se matérialisait dans le mélange. C’est une chose que je porte avec moi. Ici, l’espagnol s’est imposé à moi, sans même que j’y pense. Et puis le projet se terminera à Malaga, quant à Picasso…

D’un point de vue général, les titres ont beaucoup d’importance dans mon travail. Cela m’aide beaucoup dans la réalisation et il est rare que les titres viennent à la fin, ou que j’en change.

La cara es una mezcla (Marseille 3)
© Jean-Christophe Norman

Que représente pour vous le bassin méditerranéen ? Vous venez de quitter Besançon, la ville où vous viviez, pour la Grèce du Sud de la France.

Il est vrai que je suis parti m’installer à Marseille depuis le début de l’année, mais cette décision n’est pas de moi. Elle vient de ma femme. Le hasard voulait que de toute façon le projet devait commencer à Marseille. C’était un choix qui était antérieur et peut-être que je n’ai fait, au fond, que me rapprocher de ce point de départ ! C’est encore très récent il m’est difficile de répondre à cette question.

Bien sûr, ce qui se passe depuis un certain temps, et encore plus ces dernières années, bouleverse au plus haut point la vision que je pouvais en avoir avant. Mes projets traversent tous ces contextes qui eux-mêmes, à moins d’avoir une profonde indifférence aux questions du monde et de nos mondes, ne peuvent que nous traverser. De plus en plus de personnes voient dans mon travail une matière politique. Je ne sais pas, c’est possible. Je parlais précédemment du mélange et d’une unité qui ne pouvait, à mon avis, ne se faire que dans le mélange, alors, peut-être est-ce là une réponse.

Terres à tierra_ (Marseille)
© Jean-Christophe Norman

Vous venez donc d’effectuer une longue étape à Marseille. Qu’y avez-vous fait exactement ?

Avant même de commencer la réécriture du texte de Pierre Daix, j’ai exploré la ville, j’ai collecté des journaux qui, pour la plupart, relatent des actualités dans le bassin méditerranéen. J’ai recouvert de nombreuses pages de ces journaux avec de l’encre bleue ou noire et tout récemment j’ai réalisé nombre de peintures, on pourrait presque dire des « seascapes ». Il s’agit là de point d’ancrages dans un nouveaux contexte. J’ai également collecté des cartons qui eux proviennent de l’ensemble du monde et sur lesquels je tente d’imprimer des impressions lumineuses de mes explorations de villes. Ce sont des choses sur lesquelles je travaillais avant, mais elles se sont modifiées, parfois en profondeur, sans doute au contact de l’ailleurs.

Et, bien évidemment, peu après je me suis plongé dans l’aventure de cette réécriture, enchaînement de larges journées, parfois du matin au soir. Dans des lieux très divers. Et à Marseille, ainsi d’ailleurs qu’à Barcelone et à Malaga je suis suivi par un cameraman qui enregistre une partie du parcours.

Terres à tierra (Les expéditions)
© Jean-Christophe Norman

Est-il nécessaire pour vous de sortir des musées pour faire entrer l’art dans la rue ? Vous exposiez il y a un an au Mac Val.

Mais, ce que j’exposais au Mac Val venait déjà de l’extérieur, de la ville et de l’autre bout du monde. L’élément principal de cette exposition était la réécriture d’un texte que j’avais cette fois écrit et qui relatait un projet réalisé à Phnom Penh et plus précisément sur le Mékong. Je ne cherche pas à faire entrer l’art dans la rue. D’ailleurs quand je réalise des « performances » je ne dis jamais que je suis artiste. A ceux, nombreux, qui me questionnent, je me contente de dire, de façon factuelle, ce que je suis en train de réaliser. Ainsi, les personnes que je croise restent spontanées.

J’aime autant les villes que les musées, l’essentiel étant qu’un dialogue puisse se faire, parfois même secrètement. Dans les villes, il y a une sorte d’usage de la liberté. Quand j’étais à Phnom Penh par exemple, je réalisais quand même quelque chose de très abstrait. Tracer des contours à la surface du fleuve…

Seascape
© Jean-Christophe Norman

Vous serez bientôt à la Villa Médicis de Rome, et au Musée Picasso de Barcelone. Que comptez-vous y produire ?

Ce sont deux institutions qui sont partenaires de mes deux projets et qui se sont généreusement proposées d’apporter leur soutien à cette aventure. A Rome, je vais continuer la réécriture de « La vie de peintre de Pablo Picasso ». J’ai déjà commencé mon aventure romaine dans la fournaise depuis deux jours. A Barcelone, il est possible que je réalise une performance in situ dans le musée Picasso. Les choses ne sont pas encore fixées. Et, comme à Marseille ou à Nice (où cette fois, j’avais reçu le soutien du musée Matisse et du MaMac), je collecte toutes sortent de choses qui, sans doute, trouveront place plus tard dans les échos de mes traversées urbaines. Et, étant donné mon intérêt pour les villes et pour tout ce qui les compose, je pense que des éléments nouveaux se feront jour. Cela, c’est toute la part d’improvisation qui vient se glisser dans ce qui est, si l’on peut dire, plus composé.

Terres à tierra (diary)
© Jean-Christophe Norman

Vous comptez continuer votre projet sur Ulysses de Joyce. De quelle façon ?

Bien sûr. Dès lors que ma progression de mes autres projets est suffisante, j’essaye toujours de consacrer du temps à mon projet « Ulysses, a long way ». J’ai toujours avec moi un exemplaire d’Ulysse(s) avec l’indication de la phrase où je m’étais arrêté précédemment. En l’occurrence, la dernière fois, c’était à Grenoble où j’étais invité par Le Magasin à participer à une exposition collective. J’use des mêmes éléments qui me sont nécessaires pour « Terres à tierra» : de simples craies blanches et le corps qui marche. A force, je suis bien avancé dans la réécriture d’Ulysse initiée depuis 2013.

Terres à tierra 1 (Marseille)
© Jean-Christophe Norman

Y a-t-il chez vous une mystique de l’écriture ?

Non pas du tout, même si nombre de personnes que je croise de par le monde me disent cela. Mais ce sont leurs projections et je peux les entendre comme telles. Non, tout part d’une vision initiale, ou d’une idée, ce qui souvent chez moi revient au même, et je fais tout ce qu’il faut pour que cela se matérialise. Je réalise des choses que je serais incapable de réaliser en dehors de ces contextes. Je suis très sensible à l’univers de Borges. Dans ces nouvelles, il se passe des choses étranges, fantastiques mais aussi mathématiques. Il s’est beaucoup intéressé aux « choses spirituelles, mystiques » mais je ne pense pas qu’il était lui-même mystique, ni même croyant. Mon expérience à Phnom Penh, puis à Neuchâtel en Suisse de produire un texte avec tous les livres d’une bibliothèque vient sans doute en partie de là. Je ne sais pas.

Terres à tierra (Nice 1)
© Jean-Christophe Norman

Comment votre livre Grand Mekong Hotel (De L’Incidence éditeur, 2016) est-il reçu ? Y a-t-il justement parfois des incompréhensions concernant votre travail ?

A vrai dire, j’ai du mal à voir ce texte comme un livre. Au départ, il n’était pas question que j’écrive un livre. A la suite de mon séjour à Phnom Penh, j’ai pensé que le récit, le texte, les mots pouvaient être un bon moyen de restitution. Et les choses se sont faites ainsi. Là encore, je me suis senti très libre. Je savais que c’était une étape. Les choses ne pouvaient pas s’arrêter là. Ce texte a d’ailleurs pris une autre forme au Mac Val. Reproduit entièrement sur le plus grand mur du musée, il était alors visible comme une image, comme un tableau. Une immense surface de sept mètres par vingt. La plupart, des visiteurs ont très bien compris ce geste. Ils pouvaient déambuler dans le texte, y passer du temps. Pour le livre c’est plus compliqué. A un moment, le récit se déstructure complètement, il n’y a plus de ponctuation…

Au fond, je pense que le lecteur devrait sans doute se sentir plus libre et qu’il faudrait pouvoir plonger dans n’importe quelle masse de mots du livre.

Terres à tierra (World news)
© Jean-Christophe Norman

Pourquoi cette nécessité de déplier les livres et de les étendre à l’infini ?

Un ami poète, Jean-Michel Espitallier, m’a dit que cela réglait la question du retour à la ligne. Avec cette façon de faire, ce problème ne se pose plus. Ce sont plutôt des espaces géographiques et du temps qui séparent telles ou telles parties des livres que je réécris. Pour être tout à fait juste, je suis obligé de reparler de visions que j’avais eues et que je m’applique à réaliser. J’aimerais parfois avoir des idées dont la réalisation prendrait moins de temps. Avant, je me préparais pour des expéditions en montagnes, et aujourd’hui je réalise des expéditions horizontales. Au fond, il faut croire qu’on n’échappe pas à son destin.

Propos recueillis par Fabien Ribery

GM1

Site de Jean-Christophe Norman

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