Ne serait-ce que l’ombre, une amitié, par Michaël Ferrier, écrivain

 

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Il fait beau ce jour-là sur l’île de La Graciosa, dans les Canaries, la mer est calme.

Pourtant, bientôt, une vague inexplicable emportera l’ami, François, et sa petite fille, Bahia, qui se promenaient là paisiblement.

C’est la fin d’un monde, et le début d’un livre quelques années plus tard pour sauver de l’engloutissement par le temps des noms, des êtres aimés, un ami.

La littérature a ce pouvoir de métamorphoser l’absence en voix, en visages, en histoires singulières.

C’est François, portrait d’un absent, de Michaël Ferrier, et c’est un tombeau où la vie cogne en tous sens, un livre de grande délicatesse, un éloge de l’amitié, jusque dans la brouille.

Si le sentiment d’amitié est la plupart du temps immédiat lorsque l’on rencontre son autre, savoir le nourrir demande une grande intelligence relationnelle, un art de la distance et de la juste mesure, une capacité d’abandon, une maîtrise des affects négatifs lorsqu’ils surviennent.

C’est donc une écriture, une des plus belles qui soient.

La réalité de la mort possède une anti-voix blanche, couleur du deuil au Japon.

« Toute cette blancheur, il faut la fureur de l’encre pour l’éteindre ou pour l’apaiser, pour l’éloigner ou la défaire, pour la distiller ou la sublimer. »

Pour François, qui était réalisateur, de documentaire pour le cinéma, et de fictions pour la radio, Michaël Ferrier imagine un livre tripartite, un séquençage en trois moments majeurs reprenant pour les désigner des titres d’œuvres du septième art, « Les Quatre cents coups », « Libera me », « Breaking the waves ».

Il y a ici de l’insolence truffaldienne, une leçon de ténèbres par Alain Cavalier, un grand amour brisé selon Lars von Trier.

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François Christophe est mort à quarante-sept ans, en 2014, sa tombe se trouve au cimetière de Montmartre. Il est difficile de la trouver, tant mieux, cela donnera le gisement d’un livre, des phrases surgies de la nuit, car l’écrivain est un passeur, son souffle est celui d’un messager psychopompe.

Un homme disparaît au large d’une île lointaine, c’est l’avventura, un trou, « un glissement de terrain ».

Pauvre François, pauvre Rutebeuf, pauvre famille.

Mais voici qu’apparaît sur l’écran blanc de la douleur l’image d’un portail ouvrant sur un parc fabuleux.

C’est le lycée Lakanal à Sceaux, ses classes préparatoires, la fierté des familles, le refuge des bons élèves, mais quelquefois aussi, les dieux sont plus malins que nous, des plus belles canailles.

Etudier ? Faire silence ensemble, dans un boucan de tous les diables. Jazz à tous les étages ? Oui.

L’amitié entre François et Michaël est ainsi née dans un domaine aimé des fées protégé par un pin de Chine, un royaume pour les oiseaux, une île enchantée, « un condensé de l’esprit français, entre la ferronnerie et la tapisserie, la pierre précieuse et l’arabesque, le nid d’abeille et la couronne ».

Ensemble, ils ont fait la magique étude du bonheur dans « une présence suraiguë » l’un à l’autre, l’un pour l’autre.

L’amitié, c’est la précision, une profusion de détails : « Rien ne s’étale chez lui, tout s’oriente vers le haut très vite (les sourcils, épais, qu’il lève souvent au ciel) ou s’affaisse vers le bas très lentement (la bouche, fine, qui soupire doucement). (…) Son corps n’est pas galbé. Il n’a rien de massif ni d’écrasant. Le ventre est plat, presque maigre, les bras sont étirés : il a très peu de muscles, c’est une charpente bancale, comme une maison sur le point de s’effondrer. »

S’ensuivent des considérations très fines sur les barbes (« il est soigneusement mal rasé »), Thelonious Monk (l’esthétique des faux départs), l’amitié selon Montaigne, la lumière.

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« Ainsi, en ce qui concerne François, son aura ne tient pas – ou pas seulement – à une certaine personnalité, à un tempérament. Il est généreux, il est intelligent, il est un peu narcissique, il est cultivé : oui, tout le monde le sait. Mais surtout, comme une fenêtre, il fabrique une certaine forme de lumière. C’est un flux : il circule à l’intérieur des ombres. »

L’internat du Lycée Lakanal est un pandémonium paradisiaque où la nuit est intense, folle, mystérieuse.

« Les internes ont un rapport au temps très particulier : ils vivent dans leur temps propre, insoumis et mal régulé, un temps qui défie le temps, une machine de guerre contre le calendrier. »

Les internes possèdent un savoir secret, et vivent vite en prenant tout leur temps, ce sont des initiés.

Intelligence des propos, humour, panache des phrases, défis jetés à la trogne des assis du jour.

« Plus tard, au Japon notamment [relire en parallèle les autres livres de Michaël Ferrier], j’apprendrai à vivre dans un sentiment du temps plus calme, presque apaisé, où chaque journée et chaque nuit ne se transforment pas en des embrasements. Mais pour l’instant, à l’Internat, on vit chaque jour comme si c’était le premier et chaque nuit comme si c’était la dernière. On se répète ces phrases de Breton, soulignées en rouge de la propre main de François dans son exemplaire du Manifeste du surréalisme : « Tout est près. Les pires conditions matérielles sont excellentes. Les bois sont blancs ou noirs. On ne dormira jamais. » »

La nuit l’alcool coule à flot, et la musique, procurant des illuminations, comme le haschisch consommé sans modération – une dizaine de pages sublimes.

Respirer à fond, vivre à fond, flotter à fond, brûler à fond (sans se consumer).

Le monde appartient aux sales gosses, c’est-à-dire à qui se sent capable, d’instinct, d’affronter la mort, là-dessus tout le monde ment.

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Préparer le concours de l’Ecole normale supérieure, deux ans de vacances ? « Deux années dans les flammes, intenses, parallèles, illégales, contre toute attente. »

A présent, c’est l’entrée dans la vie adulte, le cinéma pour François, la littérature et le Japon pour Michaël, la recherche d’un passage (ne surtout pas attraper la variole).

François réalise ses premiers films, le très beau Thierry, portrait d’un absent, sur un homme ayant choisi de vivre dans la rue.

François, portrait d’un absent (vous avez compris) devient alors un hymne au cinéma minoritaire, au Japon comme pays de la disparition, aux bars de Tokyo, au saké purificateur, à Belleville, à l’Afrique (le Sénégal), à l’amour (Sylvia-François-Bahia), à l’enfance, à la radio.

Les souvenirs affluent dans un livre dont la tête est en liberté. Ils sont personnels, et passionnants pour tous.

Et puis, c’est encore la vague : « Sur la plage de Las Conchas, alors qu’ils ne font rien d’autre que marcher, la vague les harponne et soudain ils traversent le miroir liquide. Il leur semble que cela dure un siècle et cela n’est qu’une seconde. Alors, tout se passe à une vitesse prodigieuse, ils sont emportés au large, le monde s’éloigne infiniment. »

Oui, mais à la fin des fins, c’est la vie qui gagne.

En attendant de se retrouver, voici un livre comme un bâtonnet d’encens pour tous les défunts présents.

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Michaël Ferrier, François, portrait d’un absent, Gallimard, collection L’Infini, 2018, 240 pages

Site Gallimard

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  1. Anonyme dit :

    Bonjour,

    Un grand merci pour votre article d’aujourd’hui, bouleversant d’émotion vraie ,de sensibilité, d’ouverture, d’espoir. Un bonheur de pouvoir lire ainsi !

    Je vais lire ce livre comme on boit à une source.

    Cordialement, François Miller

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