
« Le cercueil de Bobby Sands était levé, posé contre le mur, gardé par deux hommes de l’IRA en uniforme. Sur le satin blanc, un visage de cire. Poudré, maquillé de vie, coton dans les joues. Ses os perçaient. Il était translucide. Entre ses doigts, le petit crucifix envoyé par le pape. Un visage, deux mains et puis rien. Un corps en creux. Posé sur son torse, le drapeau de la République, son béret noir et ses gants de soldat. Derrière, un canapé. Des amis, des proches. Ils parlaient bas. Ils parlaient dignes. Ils étaient soulagés. Depuis plus de deux mois, chaque regard irlandais portait sa mort en lui. » (Sorj Chalandon)
Maintenant, on arrête tout.
On ferme les yeux quelques instants, et l’on essaie de retourner près de quarante ans en arrière, là où nous ne sommes jamais allés, en 1981, au mois de mai, en Irlande du Nord, à Belfast.

Bobby Sands le catholique, le résistant, apparaît, il est ressuscité, dans un livre de grand format, puissant, percutant, construit par le photographe Yan Morvan et son éditeur André Frère, tel un hommage au combat ordinaire, terriblement courageux, d’un peuple contre l’impérialisme britannique et les forces loyalistes soutenant l’union politique de l’Irlande du Nord et du Royaume-Uni.
Bobby Sands, pour qui ne le connaît pas ou plus, est mort à 27 ans, le 5 mai 1981 des suites d’une grève de la faim – suivie par neuf autres prisonniers qui eux aussi en mourront, pour les derniers dans l’indifférence quasi générale – de soixante-six jours à la prison de Maze en Irlande du Nord, victime notamment de l’inflexibilité de la baronne Margaret Thatcher, alors Premier ministre du Royaume-Uni (l’une de ses phrases ignominieuses est reproduite en fin d’ouvrage).

Les prisonniers vivaient nus, refusant le costume carcéral des détenus de droit commun.
Condamné à quatorze ans d’emprisonnement pour détention d’armes à feu, Bobby Sands était membre de l’IRA provisoire, élu député depuis le 10 avril 1981 à la Chambre des communes, et se battait pour la reconnaissance et le respect absolu du statut de prisonnier politique.
Bobby Sands, qui apprit le gaélique en prison, est une légende, son nom résonnant aujourd’hui comme un symbole pour les peuples de nouveau en lutte pour leur indépendance, et les miséreux prenant les armes pour protéger leur culture.

En 1981, jeune journaliste employé par l’agence de presse Sipa, Yan Morvan est en Irlande du Nord : « Ces semaines que j’ai vécu à Derry et Belfast, vivant avec les émeutiers de quartiers catholiques, photographiant la tension, le désespoir, la foi et le courage des Irlandais, utilisant l’appareil photographique comme d’une arme servant leur cause, me persuadèrent à tout jamais du bien-fondé du témoignage photographique comme instrument de mémoire, d’émotion, de réflexion, gages d’un monde libre et démocratique ».
Aujourd’hui, Bobby Sands est un livre d’archives vivantes, aux pages pleines de pierres à lancer, commençant par la liste des grévistes de la faim suppliciés, Bobby Sands, Francis Hughes, Ray McCreesh, Patsy O’Hara, Joe McDonnel, Martin Hurson, Kevin Lynch, Kieran Doherty, Tom McElwee, Mickey Devine, et par un enfant portant un bouquet de fleurs mortuaires en retenant ses larmes. Sa tante lui tient l’épaule, qui a la beauté des héroïnes de l’Antiquité.

Le petit garçon s’appelle Gerard Sands, c’est le fils de Bobby, qui peut être fier de son père.
Dans les rues de la ville, un peuple affreusement triste, inquiet, agité, aura vu passer le cortège funéraire du martyr dont les affiches pour la libération montrent encore le visage souriant.
Il écrivait à ses parents en février 1981 (lettre reproduite dans l’ouvrage) : « Les Brits sont cruels – ils sont retors et inhumains. Ils essaient de brouiller les choses en répétant ou en insistant qu’ils sont en train de trouver une solution et que nous ne sommes pas raisonnables. Mais en fait, ils ont seulement changé la couleur et le style des uniformes de prisonniers. Tout le régime est plus pourri que jamais ; deux possibilités : soit nous vivons ici dans les blocs H pendant toute la durée de nos condamnations et faisons face à des traitements inhumains inouïs, à la torture et à la folie qui finira par arriver ; soit nous nous battons avec tout ce qui nous reste – nos vies. Nous préférons nous battre même si cela signifie la mort. »

A présent, place aux images, aux enfants, aux pères et mères en lutte, aux vieillards, aux cagoules, à la colère, aux marches de soutien, aux gestes de solidarité, à la vie brute et nue.
Les photographies sont dans un noir & blanc âpre, granuleux, c’est celui d’un temps de chiens de catholiques irlandais qui ont la rage.
L’armée britannique patrouille, elle est conspuée.

Des snipers prennent leur poste face au pub où il est écrit « We support the hunger strikers ».
Des cercueils, des barbelés, la gravité d’un prêtre.
C’est la guerre.
Jets de pierres et de boulons, gaz lacrymogènes, pancartes.

Repérer les coins de rue où se cacher, se baisser, ne pas perdre son écharpe.
Précisément légendées en fin de volume, ces images sont des fragments d’un enfer vécu pour la dignité de tous.
Contrôles dans la rue, fouille, intimidations.
Se saouler, faire l’amour (ne surtout pas tomber enceinte), perdre la tête.
Toute cette geste pourrait être rock, si elle n’était absolument dramatique.

Des voitures renversées, brûlées. De la peur et des chapelets.
Une petite mamie cigarette aux doigts passe un barrage de policiers pour une fois polis car sur le fond constamment hostiles.
Des armes, des pauvres, des pulls en tricots, et des enfants qui savent rire encore.
Il pleut de la merde sur la tête des Anglais, qui vient directement des cachots de Maze.
Des barricades, des maisons détruites, du sang.

Des cocktails Molotov dans des bouteilles de lait (buvez les enfants, buvez) et des feux de véhicules.
Des visages inquiets et des tabliers de ménagères remplis de projectiles.
Yan Morvan est là, parmi le peuple, avec le peuple, documentant une guerre civile au cœur de l’Europe.
La désolation des lieux ne le décourage pas, il sait que la cause est juste, et qu’il vit des événements historiques dont il faut rendre compte.
Des bébés naissent, des drapeaux sont brandis, des hommes tombent.
Fusils et matraques de la répression.

Bobby Sands, Belfast, mai 1981 commence et se termine par des obsèques. C’est un livre qui serre le cœur et qui bouleverse avec nécessité, alors que j’entends à la radio cette phrase prononcée par une autorité : « Il ne faut pas se laisser piéger par les bons sentiments. »
Bien sûr.
Dans l’avant-propos du livre reprenant un article superbe du journaliste-écrivain Sorj Chalandon publié en août 2004 dans Libération, on peut lire : « C’était la nuit du 7 mai 1981. Nous étions à Twinbrook, un quartier catholique du sud-ouest de Belfast. Au coin des rues, dans les jardinets, contre les murs, adossés aux réverbères orangés, assis à quatre dans des voitures mornes, des femmes et des hommes faisaient le guet. Des combattants de l’IRA, des amis, des gamins, larmes aux yeux, des jeunes, dents serrées, des mères en peignoir, des voisins. La maison des Sands était de brique. Pareille aux autres. Avec juste un ruban noir accroché sur le seuil. »
Yan Morvan, Bobby Sands, Belfast, mai 1981, avant-propos de Sorj Chalandon, texte de Yan Morvan, lettre de Bobby Sands à ses parents, André Frère Editions, 2018, 234 pages

Lire aussi mon article sur Belfast 1981-2017, de Gilles Favier, aux éditions Clémentine de la Feronnière, 2018 – Ici
On se souvient aussi peut-être de l’impressionnant Hunger, du cinéaste britannique Steeve McQueen (2008), il faut le revoir.
Se procurer le livre de Yan Morvan
Lancement du livre et vernissage de l’exposition Bobby Sands, Belfast 1981 jeudi 4 octobre 2018 à 18h ; exposition du 4 au 13 octobre 2018 – Photo Doc galerie, Hôtel de Retz, 9 rue Charlot, Paris