On peine à penser ensemble image, intellect et amour (Dieu, la totalité, l’ensemble de l’être, la femme première et ultime), parce qu’on veut l’absolu sans comprendre qu’il est nécessaire de progresser par étapes.
Avant de se faire tout intellect et de se laisser happer entièrement par l’évidence, nous avons besoin d’intermédiaires, d’icônes, que, le temps venu, mais pas tout de suite, nous n’hésiterons pas à brûler pour déchirer enfin notre dernier voile.
Nous passons par des fantasmes, qu’il faut chérir, plutôt que d’immédiatement les condamner pour impiété.
Voilà pourquoi Ibn Rushd/Averroès (1126-1198) avait fait de l’imagination un point central de son système de pensée.
L’universel ne peut d’abord s’appréhender que par les images qui sont pour lui des points d’appui.
Dans une conférence intitulée L’image abolie, désirée prononcée lors d’un colloque au Collège de France sur « Dante et l’averroïsme » (mai 2015), et reprise dans un livre double (dialogue avec Giorgio Agamben), Intellect d’amour (Verdier, 2018), Jean-Baptiste Brenet, spécialiste de l’histoire de la philosophie arabe, précise : « Les images sont incontournables, mais au terme du parcours elles seront abolies. Quand tout le pensable aura été pensé, quand l’homme aura dégagé du monde sa vérité intégrale, son savoir mondain devra s’effondrer, s’effacer. », ainsi que Yahvé pulvérisant la montagne devant Moïse.
Le fantasme brûle et doit finir par se consumer lui-même.
Nous n’accéderons ainsi peut-être à notre virginité perdue qu’au terme d’un long parcours.
Les images accumulées en nous durant toute notre vie s’effaceront d’un seul coup.
Le désir comme désir d’image conduit à vénérer la Dame qui incarne au mieux le fantasme de l’amour, au moment même où un trou, un vide, un blanc se fait dans l’ordre des représentations.
Telle est probablement la thèse du plus grand ami de Dante, Guido Cavalcanti (1255-1300), dans son célèbre poème/chanson Donna me prega, qu’explore le philosophe italien Giorgio Agamben dans sa conférence Intelletto d’amore (lire à ce propos la très belle préface du médiéviste Alain de Libera).
Etudiant la question de l’averroïsme de Calvacanti – Averroès ayant lui-même médité le De anima d’Aristote – Giorgio Agamben pense avec lui l’intellect comme puissance, « un penser capable de penser le non-penser ». L’expérience d’amour est pour le poète une sorte d’absolu de la mise en œuvre de cette puissance, jusqu’à chuter dans le blanc, l’absence de toute image.
« Le lieu de l’amour est par excellence dans la poésie médiévale une fontaine ou un miroir, et que, dans le Roman de la rose, le dieu d’amour demeure auprès d’une source qui n’est rien que le miroir périlleux de Narcisse – ce qui n’est pas pour le Moyen Âge le symbole de l’amour de soi, mais de l’amour pour une image. »
L’absolu de l’amour est l’absolu d’une image fantasmée, jusqu’à son évanouissement, jusqu’à la béatitude, jusqu’à la jonction avec l’intellect.
Dans un très beau sonnet, Cavalcanti a ainsi décrit l’état amoureux : « Je vais comme un être sans vie, qui paraît, à qui le regarde, un homme fait de bronze ou de pierre ou de bois, marchant seulement par artifice et portant dans le cœur une blessure, signe patent de ce qu’il est mort. » (trad. C. Bec, Paris, Imprimerie nationale, 1993)
Giorgio Agamben et Jean-Baptiste Brenet, Intellect d’amour, avant-propos de Alain de Libera, Verdier, 2018, 64 pages