Un songe chargé d’excitation et de désir, Made in Heaven, de Jeff Koons, par Laurent de Sutter

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« Qu’est-ce que l’art ? Prostitution. » (Charles Baudelaire/Walter Benjamin)

Pornographie du contemporain, de l’écrivain et juriste discrépant Laurent de Sutter, est une réflexion très stimulante sur l’une des œuvres les plus emblématiques de l’assomption du kitsch dans l’art contemporain, soit Made in Heaven, de Jeff Koons.

En trente-et-une propositions, ce livre revient sur l’une des affaires les plus sulfureuses du monde de l’art contemporain depuis que furent exposés dans une galerie de Soho (New York), le 21 novembre 1991, après un premier scandale vénitien, des tableaux mettant en scène de façon sexuellement très explicite « dans des images colorées comme des chromos », le plasticien et son épouse d’alors, star du cinéma X, Ilona Staller, plus communément appelée la Cicciolina.

L’œuvre qui s’inscrit au cœur d’une installation bordée par des sculptures la diffractant s’intitule Made in Heaven. Elle fut immédiatement considérée par la critique patentée (Michael Kimmelman du New York Times et les épigones du « pape du modernisme » Clément Greenberg) comme pauvrement publicitaire, inutilement provocatrice, et surtout d’un kitsch insupportable.

Le geste de Koons a consisté en effet à mettre en branle les « valeurs culturelles authentiques », à ne pas craindre la vulgarité (d’abord celle de beaucoup de ses commentateurs), en questionnant par le jeu de l’exhibition sexuelle et de l’excitation de ses contemplateurs les positions sociales des tenants du bon goût et du « vrai art ».

Relisant avec une grande pertinence La Place du spectateur de Michael Fried (1990 pour sa traduction française), analysant l’histoire de l’art moderne selon l’axe de la théâtralité de la figuration accueillant en son décor le regardeur, Laurent de Sutter comprend ainsi l’œuvre de Koons, comme un éloge de la théâtralité, « de la mise en scène, de l’érotisme, des affects, de la pure virtuosité, des sujets frivoles, du contexte mondain et du mélange des genres ».

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Refusant la répression policière du corps (la feuille de vigne sur les couilles de l’Adam de Masaccio à Florence), l’époux comblé/comblant situe Made in Heaven dans le temps long du style rococo (si si Frago-Fredy, amuse-nous encore un peu) en passant par la sculpture Apollon et Daphné du Bernin (1625), considérée pendant longtemps comme « une forme d’achèvement du baroque », et l’influence de l’Olympia de Manet comme regard direct et absorption du spectateur dans la toile.

En cela, l’œuvre hard de Koons est éminemment baroque car « excessivement naturelle », parfaitement banale, terriblement artificielle, et totalement démocratique.

« En voulant corriger Masaccio, Koons voulait donc aussi corriger le modernisme ; par le recours à la pornographie, il s’agissait à la fois d’en finir avec l’esthétique classique de la honte et l’esthétique moderne du jugement. Du point de vue stratégique, c’était un coup de maître : avec la pornographie, il était possible de balayer l’histoire de l’art de la manière la plus large, depuis l’âge de la peinture grecque jusqu’à l’époque présente. »

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Se plier, se déplier, se porter, se pénétrer, s’enrouler, se renverser, le sexe réussi chorégraphiquement est un superbe exemple du baroque de l’ordinaire de la copulation.

Il y a chez Laurent de Sutter un attrait pour le banal de la marchandise considérée, après Baudelaire, comme incarnation du moderne, point de jonction et d’indiscernable entre l’artifice et la nature.

« Désormais, le peintre de la vie moderne n’était plus celui faisant scandale dans un Salon officiel ; il était le photographe de cul, partageant avec son modèle la condition de marchandise plutôt que de s’en excepter. »

Koons signifie par son œuvre, après Marcel Duchamp et Andy Warhol, la fin de la distinction entre spectacle et réalité, soit le passage du modernisme (derniers efforts pour maintenir une séparation entre des ordres hiérarchisés) au règne des objets comme cosmologie du contemporain : il n’y a plus de spectateurs mais des usagers jouissant de leurs possessions.

Laurent de Sutter accorde ainsi à Made in Heaven une place de premier plan dans l’histoire de l’art (et de sa fin interminable), au moins aussi capitale, ce qui porte à l’enthousiasme, que celle de l’urinoir que Duchamp tenta d’exposer une première fois en 1917 à New York.

« Il fallait qu’un pornographe attaché à la banalité nous aidât à comprendre à quel point nous étions entrés dans l’âge de l’usage, dans l’âge de l’intérêt, et combien c’était lui qui définissait ce que nous partagions. Jean Dubuffet avait qualifié la culture d’asphyxiante, tandis qu’Herbert Read l’avait jetée en enfer ; Koons, lui, avait préféré opter pour une stratégie plus pulsionnelle, plus libidinale, et l’avait envoyée se faire foutre. »

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Laurent de Sutter, Pornographie du contemporain, « Made in Heaven » de Jeff Koons, La Lettre Volée, 2018, 60 pages

La Lettre Volée

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