
Créatrice et directrice de la Galerie 127 à Marrakech, Nathalie Locatelli a réussi à imposer au Maghreb en un plus de deux décennies un lieu de référence concernant la photographie.
Dans une programmation dédiée à la représentation du Maroc et aux dernières photographies du Ghana de Denis Dailleux, la Galerie 127 montrera au Grand Palais lors de Paris Photo (stand A7) la qualité de son travail au long cours, tant dans la diffusion de photographes européens majeurs que d’auteurs maghrébins, ou parfois de double culture.
On comprendra par l’entretien qui suit qu’une galerie privée peut aussi, exposition après exposition, constituer la mémoire d’une œuvre en soi, exigeante et généreuse.

Comment est née la Galerie 127, dont vous êtes la créatrice et directrice à Marrakech (Maroc) ? Quel en fut en 2003 l’acte fondateur ? Avec quelle exposition est-elle née ?
Le désir de créer un lieu consacré à la photographie est la conséquence d’un nombre d’éléments multiples : la découverte du Maroc, en 1997, et le choc photogénique qu’il a provoqué en moi, l’absence totale d’images dans le paysage urbain, alors que Le désir du Maroc, exposition et livre éponyme à la même période, faisait état d’un nombre important de photographes étrangers ayant réalisé des travaux sur le pays. Quelques années plus tard, après des séjours fréquents au Maroc, tandis que je souhaitais redonner un nouvel élan à ma vie privée et professionnelle, j’ai décidé de m’installer à Marrakech. La création d’un projet autour de la photographie m’a paru naturelle et presque évidente. Le peu de moyen financier dont je disposais alors m’a obligé à réviser mes ambitions qui se situaient entre un centre photographique et une fondation autour de la photographie…
J’ai, grâce à mon compagnon de l’époque, Joel Brard, pu rencontrer quelques photographes étrangers ayant pour une partie de leurs travaux des images réalisées au Maroc. Ils ont répondu tout de suite et avec beaucoup d’enthousiasme à mon invitation à venir exposer dans l’appartement de ce magnifique immeuble Art déco de la ville nouvelle que j’avais transformé en galerie : c’est avec Toni Catany, photographe catalan, que j’ai ouvert le bal… Ont suivi Michèle Maurin, Bernard Descamps, Jean-Christophe Ballot , Gérard Rondeau, etc.
Y a-t-il des collectionneurs locaux ? Peut-on affirmer que votre galerie ouverte à la contemporanéité photographique est pionnière dans tout le Maghreb ?
J’avoue que, novice dans le commerce de l’art, je m’étais peu préoccupée du marché local… J’étais plus attentive à l’idée d’apporter à la ville de Marrakech un projet singulier et qui réponde à mes ambitions personnelles, et ainsi de vivre d’une de mes passions… la photographie.
Avec le nouvel engouement pour Marrakech, une nouvelle population de jeunes entrepreneurs – principalement de propriétaires de maisons d’hôtes, restaurants, designers, architectes – a afflué et constitué ma première clientèle… Les touristes ont suivi.
La photographie n’étant pas considérée comme une œuvre d’art, ma première préoccupation était d’en faire parler comme tel et de donner à voir des expositions de qualité, tant à travers ses sujets que de l’objet, le tirage notamment.
La galerie 127 est effectivement la première galerie consacrée à la photographie contemporaine ayant ouvert au Maghreb. C’est une amie journaliste, Natacha Wolinski, qui avait pointé à l’époque de l’ouverture cette singularité. Je le savais pour le Maroc, mais pas pour le Maghreb. Je crois qu’en 2006, nous étions trois ou quatre sur l’ensemble du continent africain. Nous ne sommes pas tellement plus aujourd’hui.
Ceci ne veut pas dire que la photographie contemporaine n’était pas montrée avant, elle l’était dans un cadre institutionnel, principalement par les instituts français, ainsi que dans quelques rares lieux d’exposition à travers le Maroc.

Quelle est la ligne générale de votre galerie ?
La ligne générale de la galerie est liée à mes affinités, ma sensibilité, ce qui semble assez logique puisque la démarche d’une galerie – étant privée – n’a aucune autre obligation que de se faire plaisir et de partager ce plaisir autant que faire se peut.
Cependant, il m’a semblé important au début de l’aventure de proposer les différentes visions que les photographes étrangers avaient du Maroc – ce que j’en connaissais du moins. Cela m’a permis en parallèle de faire une sorte d’état des lieux de la scène locale.
Mon propos était aussi de montrer les différentes techniques photographiques – en 2006, l’argentique et le polaroid étaient encore principalement pratiqués -, expliquer ce qu’est un virage, le labo, la reproductibilité « contrôlee » etc., donc toutes les complexités de la photographie.
La programmation que j’ai choisie au commencement était liée au contexte local, à l’absence de musée, d’école d’art, de formation artistique dans le milieu scolaire, de magazines spécialisés.
Les galeries privées ont – jusqu’il y a quelques mois – rempli les cases manquantes, en termes de propositions muséales, notamment pour le tourisme culturel, grandissant. Elles continuent d’ailleurs – sans profiter des entrées payantes demandées par des musées, voire pseudo-musées – qui ouvrent à tout va depuis deux ou trois ans.
Donc, oui, une programmation majoritairement liée au Maroc, à l’Afrique, sauf quelques cas exceptionnels. C’est ce que les collectionneurs étrangers viennent chercher.

Comment considérez-vous la jeune production des photographes maghrébins ? Y a-t-il des spécificités ? Comment les conseillez-vous, puisque vous ne pouvez tous les représenter ?
Nous assistons depuis quelques années à l’apparition d’une nouvelle scène artistique due en partie à l’apparition du numérique qui a libéré – comme dans bien d’autres pays, d’une certaine manière- l’écriture artistique.
D’évidence, plus « libre » que la génération précédente, la nouvelle génération n’hésite pas à dénoncer les travers de la société, à utiliser le « je » pour pointer ses préoccupations, affirmer son appartenance à la marge, son/sa (homo)sexualité, ses sentiments… Certains artistes issus de la diaspora ont une approche aussi très différente, tantôt tournée vers leur pays d’origine, tantôt sur les lieux qu’ils habitent. Ils sont très au fait de tout ce qui se passe dans le monde, ils participent à des appels à candidature pour des résidences, postulent pour des biennales, des foires. La mobilité pour les artistes a été facilitée ces dernières années, ce qui leur permet d’aller se confronter à d’autres manières de produire, de penser la photographie.
Beaucoup de jeunes photographes peuvent aujourd’hui partager leurs travaux avec le monde entier et certains aujourd’hui profitent d’une visibilité très forte.
Je rencontre tous les photographes qui me sollicitent (enfin j’essaie !) et leur donne les conseils qui me semblent opportuns selon le « type » de photographes qu’ils sont. Tous n’ont pas de travaux dits « artistiques ». Je commence déjà par faire un état des lieux de leur production, essayer de « définir » avec eux leurs sujets de prédilection, ce qu’ils ont vraiment à « dire » et de quelle manière ils vont l’écrire.
C’est toujours extrêmement délicat car souvent ils viennent me voir en espérant « exposer ».
Il m’arrive souvent de leur expliquer que l’exposition en galerie n’est pas le seul moyen d’exister, surtout pas – qu’ils se doivent dans un premier temps de produire un « corpus », de se préoccuper de la singularité de leur propos ou de leur sujet, de définir leurs ambitions.
La question de l’éditing est souvent le point le plus sensible pour ne pas dire le plus faible. Apprendre à faire une édition pour constituer un corpus pour une destination précise et pour différents publics – la différence entre l’institution et la galerie privée n’est pas claire, tant pour les photographes que pour les visiteurs -, apprendre à choisir des images pour un livre, ce qui est encore une autre approche, les réseaux sociaux etc.
Je ne suis pas non plus personnellement en mesure de partager tous types de démarches, soit à cause du sujet, de la sincérité de la démarche, de sa maturation, de la qualité, du style d’écriture. Alors la question ne se pose pas, mais j’essaie d’orienter vers des lieux qui me semblent plus adaptés.
Et Il y a certains photographes qui ne souhaitent pas non plus entrer en galerie – privilégiant un commerce direct de leur images – qui est encore beaucoup pratiqué au Maroc et sur le continent, ce qui est évidemment contraire aux règles du marché international que tout le monde ignore volontairement ou involontairement. Rien ne régit le métier. J’ai pour ma part décidé d’appliquer la réglementation française.
Il m’arrive toutefois de proposer des travaux de photographes que je ne représente pas officiellement à des collectionneurs qui cherchent des œuvres spécifiques, quand elles sont de qualité évidemment.
Etre située à Marrakech engendre un calendrier assez court en termes de nombres d’expositions possibles et donc de flux de visiteurs. Les mois d’été et le ramadan sont généralement désertés par les touristes. Je suis donc obligée de faire des choix. Les expositions collectives sont une réponse à cette problématique.
Quels sont vos dernières découvertes et derniers enthousiasmes ?
Une jeune femme marocaine, Asmaa Akhannouch, qui a notamment pris des cours auprès de Flore, une des photographes françaises que je représente. Elle travaille le cyanotype et je pense qu’elle est certainement la première à s’y essayer au Maroc, mais je pourrais aussi parler de Wiame Haddad, de Hasnae El Ouarga, de Ziad Naitaddi. Je pourrais tout aussi bien vous parler aussi des archives de Joseph Marando que j’ai rencontré cet été, et dont je souhaiterais « réactiver » le magnifique travail, Maroc Ordinaire, comme je l’ai fait avec celui de Daoud Aoulad-Syad.
Je m’intéresse aussi beaucoup aux utilisations « parallèles » de la photographie comme celles de studios sur des pochettes de disques, mais aussi la photographie vernaculaire. Bref, je chine.

Vous participez cette année pour la deuxième fois avec huit photographes à Paris Photo. Vous avez décidé de montrer des artistes ayant photographié le Maroc. Comment concevez-vous d’ores et déjà votre stand ?
Si en 2000 ma présence à Paris Photo était j’allais dire « incontournable » pour que Paris Photo puisse y présenter une galerie marocaine (le focus cette année là était les pays arabes et l’Iran), je crois pouvoir dire que j’ai aujourd’hui été élue pour le travail mené depuis treize ans et la qualité des artistes qui me font confiance. Certains étaient déjà présents comme Carolle Benitah, Fatima Mazmouz et Denis Dailleux avec ses premières images du Ghana.
C’est toujours un tiraillement que d’être obligée de choisir parmi les artistes représentés ceux qui vont être accroché, et donc privilégiés le temps d’une foire. C’est un mix à la fois de talents confirmés, de talents émergents, de « nouveaux travaux » et d’« unpublished ». L’opportunité d’une foire comme celle de Paris Photo est indirectement une mise en lumière sur la galerie en général et a évidemment un impact sur la visibilité de tous les artistes de la galerie.
J’ai privilégié les travaux qui « parlent » sous différentes formes du Maroc, mais aussi Denis Dailleux qui me fait le bonheur de présenter ses toutes dernières images du Ghana. Il est aujourd’hui un des artistes phare de la galerie.

Qui est la sulfureuse Fatima Mazmouz ? Comment définir son féminisme ?
Sulfureuse ! voilà qui va faire rire Fatima… Fatima est certainement l’artiste femme la plus engagée et la plus audacieuse du Maroc. « Bouzbir », quartier de la prostitution de Casablanca du temps du protectorat, s’inscrit dans la continuité de sa démarche tout en rompant avec l’outil qu’elle a utilisé précédemment qui était son propre corps. L’ensemble du corpus s’appelle les ventres du silence, pouvoir contre pouvoir. Elle tente de créer des passerelles entre les territoires de l’intime et le ceux du politique : les discriminations, l’avortement, le postcolonial, la mémoire et l’histoire et les rapports de force qu’ils induisent.
Y a-t-il des genres, la nudité par exemple, qu’il vous est difficile d’exposer dans le contexte d’une société musulmane ? Je pense à l’œuvre de Safaa Mazirh.
Oui, c’est une question délicate. Nous privilégions avec Safaa les expositions à l’étranger et dans un cadre institutionnel. L’usage du corps « nu » dans l‘art au Maroc est un problème. L’amalgame entre nudité et pornographie/érotisme est un fait. Nous respectons ce que la société marocaine est en mesure de comprendre. Il s’agit là d’un problème d’éducation et de formation. Si le discours sur l’art « qui doit provoquer » est déjà difficilement applicable dans les sociétés occidentales, imaginez dans une société ou l’image en soi est déjà un débat, la représentation de soi encore sensible, alors la représentation de soi nu. Ce n’est pas encore pour tout de suite. Alors voilà aussi ce que peuvent permettre les foires : un espace de liberté d’expression.
Safaa Mazirh utilise son corps comme outil, au même titre que Fatima Mazmouz ou que Hicham Benohoud, qui n’a jamais exposé sa série d’autoportrait nu au Maroc.
Donnons au temps son temps, et contournons les obstacles du mieux que nous pouvons.
Quels sont vos liens avec les pouvoirs et institutions locales ou nationales ?
Sa Majesté le Roi du Maroc est peut-être le seul collectionneur marocain de la galerie que nous pourrions « rentrer » dans cette catégorie. Les institutions marocaines comme le Musée d’Art contemporain Mohamed VI de Rabat n’achètent pas d’œuvres. Elles les empruntent soit aux galeries, soit aux artistes. Certaines institutions nous donnent un budget de production généralement très faible, l’Institut Français du Maroc est plus généreux. Le directeur de LIF de Marrakech m’a confié dernièrement le commissariat d’une exposition du photographe Daoud Aoulad-Syad et nous avons pu financer la production d’œuvres inédites qui circulent dans tout le Maroc actuellement.
Nous n’avons pas de liens établis Ils sont très opportunistes. Nous avons pu constater que les expositions par les musées sont « pensées » avec les œuvres qui sont déjà produites par les galeries. Par ailleurs, les Institutions préfèrent souvent s’adresser aux artistes qui sont moins exigeants (par ignorance de leurs droits) que les galeries qui les représentent.
Vous avez cofondé les Nuits photographiques d’Essaouira. Pouvez-vous présenter cet événement ?
Stéphane Kossmann, qui a créée les Nuits Photographiques de Pierrevert dans le sud de la France, souhaitait créer un festival similaire au Maroc pour des raisons d’un attachement personnel au pays.
C’était pour moi l’occasion de sortir du « cocon » de la galerie et des limites que ce « format » impose et de descendre dans la rue afin de partager la photographie autrement.
Nous nous sommes rencontrés et j’ai accepté de l’épauler pour les premières éditions à la condition formelle que ce festival soit une mise en lumière des photographes marocains et des travaux réalisés au Maroc par des photographes étrangers.
Sur un appel à candidature est sélectionnée une quarantaine de dossiers que nous projetons sur la place publique. Les photographes projetés doivent venir à Essaouira. L ‘esprit de ce festival repose sur le partage d’expériences, qu’il soit d’amateurs ou de professionnels. Un invité étranger qui a une part de son œuvre réalisée au Maroc est invité à y exposer et un ou une photographe née au Maroc parraine ou marraine le festival. Des workshops et conférences y sont organisés.
C’est pour l’instant un festival qui n’a pas de soutien financier, monté de toutes pièces grâce au bénévolat de l’équipe organisatrice, et à la générosité des structures techniques indispensables à sa réalisation – hôtels, maison d’hôtes, loueurs de matériel, etc.
L’enjeu aujourd’hui est de trouver les moyens financiers qui lui permettront de perdurer et d’enrichir sa programmation.
Un festival off s’est créé dès la deuxième année.

Comment faire face à l’afflux des demandes d’exposition touchant votre galerie ?
J’ai envie de vous répondre ceci : comme je peux !
C’est évidemment très frustrant, car je dispose de peu de moyens, et d’un espace et agenda limités. Les gains dégagés par la galerie sont aussitôt réinvestis dans la production des expositions et/ou des œuvres des jeunes artistes comme Hicham Gardaf et Safaa Mazirh. Tout est assez compliqué techniquement puisque nous ne disposons pas de tireurs professionnels au Maroc, de laboratoires et du matériel que nécessite la mise en œuvre de la photographie ou encore comme des foires comme celles que j’ai déjà réalisées au Maroc ou à l’étranger, ou la prochaine édition de Paris Photo. Nous n’avons pas d’aide locale, les artistes non plus, donc tout est financé à titre privé !
Comment aimeriez-vous la développer ?
Je rêve de trouver un mécène qui me donnerait les moyens de créer un lieu « total » pour la photographie, entre musée ou fondation, laboratoire, école, workshop, diffusion de livres…
A bon entendeur !

Propos recueillis par Fabien Ribery