La famille, entre réalité et fiction, par Carolle Bénitah, photographe

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© Carolle Bénitah

Photographe représentée par la Galerie 127 située à Marrakech (lire mon article d’hier), l’artiste marocaine Carolle Bénitah a engagé un travail au long cours sur sa famille, ayant construit de façon remarquable avec Photos Souvenirs (Kehrer Verlag, 2016), une sorte d’anti-album de famille, intervenant sur les photographies à l’aide d’aiguilles et de fils.

Carolle Bénitah recompose les fantômes et hantises de son passé, travaillant le tissu pelliculaire de sa vie à la façon d’une brodeuse émancipée, rappelant ainsi que l’art est aussi au suprême une pratique de guérison.

On peut songer à Louise Bourgeois, à sa malice, à sa rage, à son utilisation iconoclaste des matériaux familiaux.

A Paris Photo, les amateurs pourront découvrir sa nouvelle série constituée à partir de photographies anonymes chinées, elle est intitulée Jamais je ne t’oublierai, et c’est une grande joie.

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© Carolle Bénitah

Comment êtes-vous venue à la photographie ? Il semble que le livre de Franck Horvath, 1999, ait eu une véritable influence sur votre devenir d’artiste.

J’ai commencé à pratiquer la photographie au début des années 2000 suite à des remises en causes personnelles très fortes. J’ai pris une année sabbatique et j’ai commencé à étudier la photographie. C’était une démarche de curiosité. Je voulais comprendre la photographie contemporaine et je suis retournée sur les bans de l’école en assistant aux cours des Beaux-Arts de Marseille.

Je connaissais le travail de Frank Horvath dans la photographie de mode parce que je viens du milieu de la mode et il avait sorti à ce moment-là un livre intitulé 1999 qui est une sorte de journal photographique de la dernière année du dernier siècle du deuxième millénaire. J’avais trouvé l’idée amusante, facile à réaliser (à première vue) parce que je pouvais fixer sur la pellicule tout ce qui m’intéressait. C’est ainsi que je me suis retrouvée à braquer ma caméra sur mes proches et moi-même et à développer un travail sur la famille.

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© Carolle Bénitah

Où avez-vous grandi ? Comment pensez-vous la notion d’identité ?

Je suis née et j’ai grandi à Casablanca. Ville blanche et mystérieuse.

J’ai quitté le pays où je suis née à dix-sept ans pour étudier en France où une bonne partie de la famille de ma mère et de mon père vivait.

L’identité pour moi, c’est comme un millefeuille : une couche de pate feuilletée, une couche de crème et une couche de glaçage. La recette peut varier au fil des ans parce que les goûts évoluent, mais les ingrédients de base restent les mêmes. Je reste une femme, une mère et une fille.

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© Carolle Bénitah

Photos Souvenirs (livre chez Keher Verlag, 2016) est votre série la plus connue. Comment l’avez-vous pensée ? Est-elle close ou est-ce un work in progress ? La présentez-vous de façon chronologique ?

D’emblée, j’ai placé la famille au centre de ma quête. Durant huit années, j’ai documenté la vie avec mon fils, mes proches et j’ai construit une sorte d’anti-album de famille, qui était composé de photographies qui justement ne figuraient jamais dans les albums de famille. Je parlais de relations amoureuses difficiles, de l’absence, de la solitude, de la maladie, de l’enfant qui grandit et s’ennuie.

Je me suis intéressée à mes photographies de famille enfant à cause de la répétition d’événements dramatiques dans ma vie durant cette période et de la difficulté à les surmonter.

J’avais le sentiment que la réponse à mes impossibilités résidait dans la mémoire de l’enfance. Ces photographies prises il y plus de 40 ans m’apparaissaient comme des fossiles dans lesquels se sont cristallisés la peur, le manque, l’abandon, l’angoisse et qu’il fallait ordonner.

J’ai pensé cette série comme des chapitres de la vie : l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte. Je me suis arrêtée au moment où j’ai commencé à documenter ma propre vie, c’est-à-dire au début des années deux mille.

La série est close depuis 2014. Elle est présentée de manière chronologique dans le livre Photos Souvenirs publié par Kehrer Verlag en 2016. Par contre pour les expositions, il n’y a pas de raison de suivre un ordre quelconque.

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© Carolle Bénitah
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© Carolle Bénitah

Vous intervenez sur vos images avec des aiguilles, comme une brodeuse. De quelle logique procèdent ces interventions ? Vos coutures semblent motivées par diverses attitudes ou symboliques, le soin, le présage, la rage, le désir d’effacement, l’humour, la cicatrice.

Travailler sur ces photographies, sur ces traces du passé, a été une nécessité.

Louise Bourgeois dit que tous les jours, il faut se débarrasser de son passé. Si on ne le peut pas, alors on devient artiste.

Il y a deux façons de se débarrasser de son passé. Soit on prend tout et on jette à la poubelle : tout ça n’existe plus ! Soit on transforme ces traces. J’opte pour cette option. Je recycle.

L’utilisation du fils s’est imposée très vite parce que cela avait du sens pour moi. La broderie est une activité spécifiquement féminine. Elle est liée à l’attente et au temps ainsi qu’au milieu dans lequel j’ai grandi. Apprendre aux jeunes filles à broder est un signe de bonne éducation.

Je vais me servir de la fonction faussement décorative de la broderie pour faire remonter la matière noire de la famille, absente dans ces photographies-là. Les photographies dans les albums sont justement là pour attester le bonheur familial. Je me sers pour cela de l’aiguille et du fils, accessoires de la femme parfaite. Pour broder, je dois d’abord percer le papier et c’est comme une mise à mort de mes démons. Point après point, je relie des trous de souffrance comme un rituel de guérison.

Je démonte le mythe de la famille idéale pour donner une image plus nuancée. Je répare et sublime le passé pour en donner une autre signification.

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© Carolle Bénitah

Cherchez-vous à comprendre comment vous êtes devenue femme, selon quelles constructions, et comment peut s’élaborer aujourd’hui votre liberté ?

Le premier mouvement a été de comprendre le tumulte intérieur dans lequel je me trouvais à cette époque- ou plutôt le maelström. La photographie a agi comme une béquille existentielle et un miroir. Il fallait trouver des stratégies pour tenir debout.

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© Carolle Bénitah

Vous ne portez pas le voile, ce qui n’est peut-être pas le cas des membres de votre famille. La couture sur photographie est-elle une façon de vous émanciper de ce marqueur religieux et d’affirmer votre liberté d’expression, jusque dans la destruction ?

Je ne porte pas le voilà parce que je ne suis pas musulmane. Je suis sépharade. Mes ancêtres juifs d’Espagne chassés par Isabelle la catholique ont trouvé refuge en Afrique du Nord.

La couture, loin d’être un outil d’émancipation puisque cela me rattachait à mon rôle d’épouse et de femme au foyer, est paradoxalement le métier que j’avais choisi d’exercer, donc une possibilité d’émancipation. Je suis diplômée de l’Ecole de la Chambre Syndicale de la couture Parisienne et j’ai travaillé plusieurs années dans la mode. Mais en brodant, j’ai pris position. J’ai détourné les codes.

Oui, je crois qu’il y a toujours une volonté chez moi de se libérer d’un joug : le patriarcat, la place des hommes accordée dans mon milieu d’origine, le projet de vie que les autres forment pour vous parce que vous êtes une femme, la famille, le clan…

Toutes ces formes de violences insidieuses sont exercées sur les femmes pour les maintenir dans une certaine position dans la société. Très tôt, je n’acceptais pas ce schéma. Je n’acceptais pas qu’on m’interdise des choses parce que j’étais une femme.

Je ne voulais pas me soumettre et en même temps, je ne pouvais désobéir frontalement parce que je ne voulais pas être rejetée. Alors on monte des stratégies au fur et à mesure pour s’en sortir et faire ce qu’on veut. Et quelque fois on retourne cette violence contre soi.

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© Carolle Bénitah

Pourquoi avoir écrit sur l’une de vos images la phrase, plus de dix fois répétée, « je ne sais pas aimer » ?

J’ai écrit cette phrase « je ne sais pas aimer » comme une punition qu’un professeur imaginaire m’infligerait parce que je n’ai pas compris le mode d’emploi de l’amour. L’amour reste un mystère pour moi.

J’étais dans une grande confusion à ce moment. Qu’est-ce que ça veut dire aimer ? qu’est-ce qu’on est en droit d’accepter de l’autre ? que peut-on attendre ? quelles sont les limites ? je ne savais pas.

J’ai pris toute la faute de cet échec sur moi à cause de mon ignorance. Alors, je suis punie.

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© Carolle Bénitah

Vous sentez-vous proche de l’œuvre de Louise Bourgeois ?

J’aime beaucoup l’œuvre de Louise bourgeois. Elle a passé toute sa vie à parler des petits drames intimes liés à son enfance, et ses tremblements intérieurs. Elle a construit une œuvre sensible, monumentale et incroyablement belle. Elle a eu une si longue carrière, si prolifique, et sur des sujets qui touchent les femmes, l’identification avec son travail est difficile à éviter.

Elle a dit tout ce que j’aurai voulu dire. Et le défi est de trouver une manière singulière de parler des femmes, du mariage, de la maternité, des liens entre les membres d’une même famille aujourd’hui.

Des choses que moi seule peut dire avec ma propre façon.

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© Carolle Bénitah

Vous êtes soutenue par la Galerie 127 (Marrakech) et serez bientôt exposée à Paris Photo. Quelle(s) image(s) montrez-vous ?

Le travail que je montre avec la Galerie 127 est un travail récent dans lequel j’ai utilisé des photographies d’anonymes que je chine depuis des années dans des vides-greniers. C’est un album en creux de Photos Souvenirs.

La série s ‘intitule Jamais je ne t’oublierai. Ces mots sont extraits d’une comptine enfantine que me chantait ma mère enfant : « … il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai. »

Or si j’ai fait ce travail, c’est justement parce que toutes ces personnes sur les photographies ont été oubliées et se sont retrouvées sur le trottoir en échange de quelques euros.

Ils sont des fantômes qui me suivent sans bruit et je me les approprie pour construire un album de famille imaginaire afin de réparer l’oubli. Il pourrait être l’album de mes grands-parents, une documentation sur leur vie pour laquelle l’absence d’iconographie est grande.

Ces rebuts changent de statut par un geste, celui de l’application de la feuille d’or sur la photographie. Je masque systématiquement les visages de ces fantômes pour ouvrir les projections possibles.

L’or, objet de fantasme et de cupidité, est un métal inoxydable.

À l’inverse du trou noir qui absorbe toute la matière sur son passage, l’aplat doré constitue un univers onirique et rejette la matière. L’or opère à la fois comme un trou de mémoire et une surface brillante sur laquelle se réfléchit nos propres visages tel Narcisse sur son reflet.

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© Carolle Bénitah

Vous participez actuellement à une exposition collective à Bourg-en-Bresse intitulée Un air de famille/ Parce que les fantômes disparaissent au lever du jour (commissariat Sonia Recasens). Comment vous inscrivez-vous dans cette exposition où l’on trouve, la liste est non exhaustive, des œuvres de Chantal Akerman, Rita Alaoui, Marie Prunier ?

Dans l’exposition collective à Bourg-en-Bresse Un air de famille / parce que les fantômes disparaissent au lever du jour, je présente des tirages de la série Photos Souvenirs, les trois périodes et ainsi que la série ce qu’on ne peut pas voir.

C’est une exposition qui interroge les photographies de famille et les traces laissées pour témoigner de cette vie, le statut des images, leur détournement, leur fabrication et leur place dans le monde de l’art.

Ne pensez-vous pas que les fonctions sociales sont très largement des fictions ?

Oui, on peut dire que les fonctions sociales sont des fictions. Elles sont établies pour des situations idéales à un moment donné dans le temps. Et cela ne se passe pas toujours idéalement.

Nous sommes des êtres humains, avec des limites, des impossibilités et des rêves.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Carolle Bénitah, Photos Souvenirs, Kehrer Verlag (Heidelberg), 2016 / Kehrer Verlag Galerie (Berlin)

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© Carolle Bénitah
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© Carolle Bénitah

Galerie 127

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Très bel article. Merci beaucoup pour ce partage. Je ne manquerait pas d’aller voir son travail à Paris Photo.

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