Les noces de la réalité et du mystère, par Adrien Boyer, photographe

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Sans titre (Vietnam), n°6 – Série Présences©AdrienBoyer_2018

Ordonnateur de chaos, telle est la définition traditionnelle de l’artiste que pourrait incarner Adrien Boyer.

A la façon d’un musicien, le photographe porté par la galerie Clémentine de la Féronnière (Paris) révèle, en assemblant de façon très subtile les différents éléments se trouvant dans son champ visuel, la structure autonome, quasi invisible, d’une réalité que la puissance de son regard permet de dévoiler.

Attentif à l’unité plus qu’aux lignes de division, l’artiste, travaillant en peintre coloriste, cherche la jouissance du pur jailli, dans la mesure où la perception offre au disparate des formes du visible la chance d’être saisi comme un tout.

On pourra contempler son travail lors de Paris Photo (stand de Clémentine de la Féronnière), ainsi que lors d’une prochaine exposition (dates ci-dessous).

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Sans titre (Port-Bouët, Abidjan) – Série Consonances©AdrienBoyer_2018

Pourquoi avoir intitulé votre livre publié par votre galeriste, Clémentine de la Féronnière, Consonances, et non pas « résonnance » ou même « correspondance » ?

Ce que je photographie n’a en soi aucun intérêt. Il n’y a pas de sujet préexistant dans mes images. C’est la relation entre les choses qui m’intéresse. Au delà de simples correspondances ou même de résonnances, le mot consonance renvoie à l’idée que les éléments non seulement se répondent mais prennent leur sens les uns vis-à-vis des autres. Alors même que je ne suis pas musicien, j’ai souvent l’impression de composer une musique avec toutes les « notes », aussi bien formelles que conceptuelles, qui se trouvent à un moment donné dans mon champ visuel. Soudain tout devient nécessaire, et le chaos sonne juste.

Vous considérez-vous comme un poète, dans le sens que lui donne Shelley dans une citation mise en exergue de votre ouvrage : « Les poètes sont les législateurs non reconnus du monde. » ?

Cette citation est un hommage aux artistes qui portent une vision originale du monde et qui contribuent ainsi à le façonner, à lui donner de façon imperceptible mais puissante un sens, une loi. De même que le poète, par les mots, tisse la trame invisible qui sous-tend la réalité et la rend ainsi plus claire et plus intense à ses lecteurs, de même je cherche à rendre visible l’invisible en le faisant advenir par le seul regard.

C’est la raison pour laquelle la photographie n’est pas pour moi une finalité, mais un mode d’expression de l’être. Lorsque j’appuie sur le déclencheur, je ne cherche pas à prendre quelque chose en photo, mais à faire apparaître quelque chose grâce à la photographie. Quelque chose qui sans moi serait resté invisible, et qui a besoin de moi pour exister.

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Sans titre (Vietnam), n°5 – Série Présences©AdrienBoyer_2018

Par quelles voies êtes-vous venu à la photographie ?

Rien ne me destinait à la photographie. Après un début de carrière dans la finance, elle s’est soudainement imposée comme une nécessité. Je n’ai pas fait d’école de photo, je n’ai pas cherché la photographie, je suis tombé sur elle. Comme la seule issue possible à une vie, à une âme travaillée depuis toujours par un profond questionnement existentiel. La photographie me permet de dire ce que j’ai à dire et d’être ce que je suis.

Votre travail est-il exclusivement urbain ?

Pour l’instant oui. Dans la ville tout est dissonant ; les objets, les formes, les couleurs, s’entrechoquent sans ordre. C’est amusant de créer un ordre ! Dans la nature tout est déjà harmonieux et cohérent, il me semble que je n’aurais pas de « valeur ajoutée » en tant que photographe, je ne ferais, au mieux, que parfaitement décrire un spectacle. Mais la véritable création ne me serait pas possible. En fait la ville n’est pas une limitation à mon travail mais au contraire la possibilité même de l’infinie reconstitution de mon champ visuel.

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Sans titre (Vietnam), n°2 – Série Présences©AdrienBoyer_2018
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Sans titre (Morbihan) – Série Consonances©AdrienBoyer_2018

Sont-ce les surfaces colorées, les lignes chromatiques, qui sont les principes organisateurs de vos photographies ? Comment vient chez vous le désir de cadrage ?

Le regard est un flux entrant avant d’être un flux sortant. Je ne cherche pas la photographie, je cadre comme je respire, sans appareil photo, je m’efforce simplement d’ouvrir les yeux, de me laisser impressionner par ce qui m’entoure. Je ne recadre pas mes photos car le cadrage est déjà fait dans ma tête avant même que je ne prenne mon appareil, ce denier n’étant que le prolongement de mon œil. Aussi je ne parlerais pas de désir de cadrage, mais de jouissance à voir ce qui doit être vu.

Vous êtes très sensible aux jonctions entre plaques de couleurs/de visibilité. L’histoire de la peinture informe-t-elle votre regard ?

Oui. Mark Rothko, Nicolas de Staël, Edward Hopper, ou encore Sean Scully, ont certainement contribué à construire mon regard. Le peintre interprète le monde, il le traduit dans sa propre langue. Et cette langue se met à parler à d’autres que lui, en particulier à ses contemporains. La palette toute en nuances chromatiques des peintres de la renaissance est également à l’origine de mon émerveillement face à l’infinie variation de la couleur. C’est le regard qui enrichit le spectacle du monde, c’est la grande leçon que je retiens de la peinture.

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Sans titre (Arles), n°3 – Série Présences©AdrienBoyer_2018

Au-delà du débat stérile entre réalisme et abstraction, il me semble que la photographie est cette discipline à cheval sur le concret et l’imaginaire dont les créations sont peut-être les plus à même d’enrichir notre rapport direct à la réalité. Je n’aime rien tant que cette tension entre la réalité brute retranscrite par une photographie et la puissance d’évocation que peuvent susciter ses formes abstraites.

Vous photographiez des rencontres muettes entre des surfaces, des matières, des zones de constructions. Dieu gît-il dans les détails ?

Rien n’est insignifiant. Dans une vision du monde utilitaire, on ne regarde que ce qui a un intérêt

immédiat, le reste est considéré sans importance, indigne d’être vu. En réalité tout existe avec

 le même degré d’intensité. Dans mes photographies je redonne sa nécessité à chaque parcelle du réel, à chaque atome, à chaque instant, faisant ainsi jaillir une unité évoquant l’idée du Tout à partir de bribes de la réalité. Par le cadrage, on arrive à combiner cette dualité d’une réalité fragmentaire et d’une sensation de plénitude.

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Sans titre (Caen), n°4 – Série Présences©AdrienBoyer_2018

Travaillez-vous à la chambre photographique ?

Non. Je travaille avec un Leica X1 à focale fixe 35 mm.

Faites-vous de longs repérages avant de décider de photographier tel ou tel endroit ?

Non. Paradoxalement, les lieux que je photographie n’ont que peu d’importance, ou plutôt ils ne sont pas le sujet mais plutôt le prétexte de mes photographies. Ce qui m’importe au contraire c’est de ne pas connaître les lieux, de les voir pour la première fois. Car c’est alors  qu’on voit vraiment les choses. Dès la deuxième fois, on projette un souvenir, même inconscient, puis des impressions, puis enfin un sens, une signification. Ainsi un passage piéton cesse d’être une succession étonnante de bandes noires et blanches pour devenir un passage. La connaissance d’un lieu prend toujours le pas sur sa perception. Mon bien le plus précieux est la virginité du regard, car seule la découverte permet une perception qui ne soit pas polluée par le reflexe de l’interprétation.

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Sans titre (Tolède), n°3 – Série Présences©AdrienBoyer_2018

Il y a dans votre démarche photographique une métaphysique de l’infra-ordinaire et une rigueur presque protestante. Qu’en pensez-vous ?

Mes photographies sont une sorte de langage symbolique. Ce qui compte pour moi, ce que je vois, ce sont des formes, des signes, des couleurs, qui à un instant précis s’accordent parfaitement, de façon presque surnaturelle, permettant ainsi de dépasser ce qui est représenté pour accéder à un deuxième niveau de lecture du monde, d’ordre métaphysique, ou le symbole prend le pas sur la réalité, ou plutôt se confond avec elle l’instant d’un regard.

Les formes minimales me permettent de retrouver dans le chaos quotidien les grands archétypes de la pensée et de la perception, et de créer ainsi un va-et-vient incessant et porteur de sens entre deux points de vue sur le monde qui se nourrissent l’un l’autre, l’un matérialiste et rationnel, l’autre symbolique, presque magique. Au fond je cherche un monde où réalité et symbole ne feraient plus qu’un, où « je vois équivaudrait à je crois. » comme l’écrit Albert Camus dans Noces à Tipasa.

A quoi êtes-vous particulièrement attentif lors du processus de tirage ?

Je suis très attaché à la juste restitution des couleurs les unes par rapport aux autres, car c’est ce qui confère sa cohérence et son équilibre à la photographie. Avec mon tireur Vincent Lespinasse du laboratoire Picto Saint-Martin, qui a beaucoup de patience, nous pouvons rester des heures sur une nuance invisible à l’œil nu mais qui bouleverse la perception d’ensemble.

Comment concevez-vous votre prochaine exposition à la galerie Clémentine de la Féronnière (Paris) ?

Dans cette nouvelle exposition intitulée « Présences » (accompagnée d’un livre à paraître aux éditions Clémentine de la Féronnière, avec un texte de Michel Poivert), je creuse le même sillon tout en allant plus loin dans le registre spéculatif de mon travail, interrogeant l’expérience que nous faisons de la réalité.

 Propos recueillis par Fabien Ribery

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Sans titre (Vietnam), n°4 – Série Présences ©AdrienBoyer_2018

Exposition Adrien Boyer à la galerie Clémentine de La Féronnière (Paris) du 15 novembre 2018 au 27 janvier 2019

Galerie Clémentine de la Féronnière

 

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