Marseille, la mélancolie et alors ? par Yohanne Lamoulère, photographe

La saupe
© Yohanne Lamoulère

A Marseille, ville populaire et multiculturelle, se joue le destin de l’Europe.

Tel est le point de vue ici développé par Yohanne Lamoulère, photographiant la diversité d’une ville qui pourrait être une utopie pour demain, si les déchirures ou les actions politiques à visée publicitaire ne détruisent pas la richesse d’un lieu tentant cahin-caha, de chaos en cahots, de rives en dérives, de maintenir une cohésion sociale au sein d’une vaste zone à défendre dans sa singularité, et portée par tous comme emblème désirable de l’espace méditerranéen dans son entièreté.

Sous l’oeil du Rollefleix de Yohanne Lamoulère, ses habitants semblent d’une mélancolie universelle, peut-être parce que les conditions de vie sont difficiles, que la ville leur échappe, gentrifiée comme un peu partout quand importe davantage le prix du mètre carré que les besoins de tous, peut-être aussi parce qu’ils sont regardés d’âme à âme.

On lira dans l’entretien qui suit des propos très nets, engagés et salutaires, quand les immeubles s’effondrent en détruisant des vies.

Kada & Chaïma
© Yohanne Lamoulère

Marseille est une ville que vous ne cessez de photographier. Que représente-t-elle pour vous ? Une succession de villages, de faux bourgs, pour reprendre le titre de votre dernier livre publié au Bec en l’air ?­­

Ce titre vient justement du fait que ne je crois pas vraiment au fait qu’il n’y ait pas de faubourgs, donc de banlieue, à Marseille. La légende raconte que la ville serait constituée de 111 villages, et que chacun aurait gardé ses spécificités. Que la ville aurait conservé une certaine cohésion grâce à cette particularité. Euroméditerranée (un des plus grands projets de réhabilitation urbaine en Europe) a même utilisé ce mythe en créant le 112ème quartier de Marseille, qu’eux-mêmes nomment « Smartseille » (ce qui veut tout dire), et qui entend redynamiser le port et préfigurer la ville de demain, en utilisant bien sûr des arguments de mixité sociale et des mots-clefs comme éco-quartier, intérêt national, nouvelles habitudes urbaines… Mais quelle ville, et pour quels habitants ? Certes, les quartiers populaires existent et luttent encore en centre ville, mais une vraie fracture sociale existe aussi physiquement dans la ville, et les pauvres sont repoussés vers ces faubourgs. Marseille représente beaucoup de choses. Et son image est mouvante. Elle est la ville méditerranéenne, elle est l’avenir du pays, en ce sens qu’elle rassemble toutes les grandes difficultés, et je pense sincèrement que si elle s’en sort, l’Europe peux encore se nourrir d’utopies. Si elle sombre, il n’y aura plus beaucoup d’illusions à se faire.

Cheyreen
© Yohanne Lamoulère
Cécilia
© Yohanne Lamoulère

De quels ingrédients l’identité marseillaise est-elle faite ?

A première vue, je n’en ai aucune idée. J’ai construit ce livre comme on raconte une ville imaginaire, la mienne.  Dans mes yeux, elle est sauvage, populaire, endormie, inaccessible, elle porte haut ses couleurs et ses blessures, elle écarte les jambes avec des yeux remplis de pudeur. Mais les hommes l’ont aussi rendue sale, injuste, solidaire et magnanime.

La ville est-elle en crise permanente ?

Une des particularités de cette ville est sans doute que les Marseillais ont le sentiment que ses dirigeants la détestent, sinon ils ne la briseraient pas ainsi. Il faut lire La ville sans nom, Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent, de Bruno Le Dantec, c’est édifiant.

Beyrouth
© Yohanne Lamoulère

Les personnes que vous photographiez semblent très mélancoliques. A quoi peuvent-elles penser ?

J’utilise un Rolleiflex, qui induit une prise de vue lente et assumée. Un temps qui se situerait entre le duel et la cérémonie. Chacun, eux et moi, doit exprimer en très peu de temps qui il est, comment il veut apparaître. Je pense que cette temporalité induit la mélancolie. Une autre particularité de cette ville est qu’elle se regarde avec un fort complexe d’infériorité. Infériorité par rapport à la capitale, aux intellectuels, à la « modernité ». La mairie nous explique que la ville est malade, qu’elle est sale, qu’elle est pauvre, bref, qu’elle doit changer. Finalement que nous sommes malades, sales et pauvres, et que nous devons changer.  L’image de la ville est tellement puissante, qu’elle est l’affaire de chacun et que tout le monde se méfie. Je suis préoccupée par l’image que je donne de ma ville, je la regarde, j’essaie de la calmer, et enfin je déclenche. Je dois la rendre universelle, alors j’exclus chaque signe qui l’identifierait de manière trop frontale, pour ne garder que l’essentiel.

Arbre
© Yohanne Lamoulère

Comment avez-vous conçu la succession de vos images dans le livre ? Selon quels principes ?

Bizarrement, ce livre s’est fait (très) simplement. Les prises de vue se sont étalées sur une dizaine d’années, et je m’étais imaginée devant une montagne de photographies et un travail titanesque. Mais en réalité, les photos se sont vite éliminées les unes les autres, et nous n’en avons gardé qu’une cinquantaine. Ensuite, j’ai eu envie de travailler avec trois formats d’images, des petites qui m’ont permis d’introduire des chapitres, des pleines pages, et de grands intercalaires. Nous avons décidé d’ouvrir et de conclure le livre sur le rapport que les jeunes et la ville entretiennent à la Méditerranée. Le reste n’est qu’un va et vient permanent entre l’entrée et la sortie dans les quartiers.

Vous travaillez auprès des jeunes et au cœur des cités. Comment parvenez-vous à vous faire accepter ?

Cette question est étrange. Elle revient à dire, comment vivez-vous ? Comment parlez-vous ? Qui êtes vous ? Je marche dans la rue. Je rencontre des visages, des corps. J’ai envie d’aller plus loin. Je parle. Ou, j’ai une idée, une histoire à écrire. Je cherche la personne qui conviendrait, je la lui raconte, s’il est d’accord, on fait la photo.

La Maurelette
© Yohanne Lamoulère

Le texte de Mbaé Soly Mohamed, Thérapoésie, accompagnant vos images est rempli de colère envers les militants de la haine et les racistes ordinaires. En montrant chacun dans sa singularité, sa pudeur et ses mystères, vos photographies sont-elles pensées comme un contrepoison ?

Le texte de Soly est très important dans ce livre. Il raconte l’histoire d’Ibrahim Ali, un jeune garçon tué par balles par des colleurs d’affiches du Front National en 1995. Cette année-là, j’avais quinze ans. Je me souviens très bien des images à la télé, la communauté comorienne qui descend la Canebière en silence, c’est aussi l’histoire de ma génération. Nous avons grandi dans une société raciste, dans des villes segmentées, dirigées par des politiques indignes. Mais nous avons aussi été nourris par les paroles d’IAM et d’Assassin, par des films comme La Haine ou 1, 2, 3 soleil de Blier, et par des gens comme Soly, qui ont su mettre des mots là où il n’y avait plus d’accueil.

Consolat Mirabeau
© Yohanne Lamoulère

On peut lire dans le texte d’une chanson du groupe IAM cette parole finale : « Pour ce, je dédie mes textes en qualité d’ex-voto. » Vos images prennent-elles aussi à vos yeux cette fonction quelquefois ? 

Oui, tout à fait. J’ai dédié ce livre aux jeunes que j’ai photographiés, à leur humour et à leur beauté profane, et pour moi la figure de l’icône se situe là. D’ailleurs, la place du sacré dans les quartiers populaires est fondamentale. Il peut être divin, mais pas que, de toutes les communautés, et les jeunes peuvent me parler d’Allah, du pouvoir de la femme orientale ou de Lana del Rey avec la même pulsion. Ex-voto parce que je leur rends hommage, et aussi parce qu’ils sont centraux dans les compositions, qui elles-mêmes sont de plus en plus accessoirisées.

Les concevez-vous d’abord pour un format livre ou une exposition ?

Plutôt le support le plus accessible. L’exposition, dans la rue ou dans une salle, le journal, le livre. Le livre coûte cher, donc on s’interroge forcément sur son public, mais il a l’avantage de garder une mémoire, de rassembler les amis, ceux qui sont photographiés, ceux qui ont écrit les textes, et même si je ne suis pas fascinée par l’objet, j’ai aimé cette histoire.

Chicha
© Yohanne Lamoulère

La mer joue-t-elle à Marseille le rôle d’une soupape de sécurité ?

Soupape de sécurité, non. Soupape sociale, elle pourrait. Mais la non accessibilité à la mer va de pair avec la gentrification et la ville pour les riches. Il était une époque où des bus descendaient gratuitement vers les plages de Corbières. Maintenant, la RTM poste quotidiennement des agents au terminus pour que les jeunes sans titres ne montent pas. Tout est répressif, il n’y a plus de pensée sociale pour la ville. En outre, la Méditerranée n’est plus une mer de travail, de moins en moins une mer de pêche, mais de plus en plus uniquement une mer de villégiature.  On vient d’interdire l’accès à la digue du large pour les petits pêcheurs sous prétexte de plan Vigipirate, alors que c’était une tradition fondamentale. La plage des Catalans, qui se trouve en plein centre-ville, sera bientôt privatisée, et tous les accès à la mer sont amoindries. L’avenir est aux croisiéristes, pas aux usagers locaux.

La Savine
© Yohanne Lamoulère

N’avez-vous pas la tentation de suivre certains de vos témoins sur plusieurs mois, plusieurs années ?

Oui, je photographie certains jeunes pendant plusieurs années. Anatole, Cheyreen qui apparaît avec un jilbeb dans le livre, Cécilia, le nounours rose, et quelques autres qui ne sont pas dans le livre, mais qui seront sûrement présents dans une future série.

Quels points communs entre les supporters de football du Racing Club de Lens photographiés dans Stadium (Les Solitaires Intempestifs, 2017), livre chroniqué dans L’Intervalle, et les Marseillais de faux bourgs ?

A priori aucun, même si le ballon a évidemment une place centrale à Marseille. Le stade subit aussi les foudres de l’uniformisation, on y rejette un certain supportérisme, on fiche S. Je collabore avec Mohamed El Khatib parce que j’aime son travail, et je suis d’accord avec cette idée que les classes populaires ne viennent plus au théâtre et que déplacer le stade vers la culture bourgeoise fait du bien à notre rapport de classe. Un autre point commun est le rapport identitaire que l’on entretient avec son lieu de vie. Nous avons tous besoin de faire partie d’un tout, d’une communauté de gens. Marseille a cette force de pouvoir nous réunir en son sein, et nous sommes nous aussi ses enfants, n’en déplaisent à certains.

Propos recueillis par Fabien Ribery

faux-bourg-web

Yohanne Lamoulère, Faux bougs, poèmes & chants Mbaé Soly Mohamed, IAM, Manu Théron, Sam Karpienia, postfaces Alessi Dell’Umbria et Nicolas Dutent, éditions Le Bec en l’air, 2018, 130 pages

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