Andreï Tarkovski, un champ d’énergie, par Anne Immelé, photographe

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© Anne Immelé

Invitée à la Fondation Fernet-Branca (Alsace) à créer les conditions d’un dialogue avec les films d’Andreï Tarkovski, la photograhe Anne Immelé a choisi d’exposer, aux côtés du sculpteur Pierre-Yves Freund et du plasticien Dove Allouche, des œuvres dont le champ d’énergie est en résonance profonde avec les questionnements métaphysiques du grand cinéaste russe, notamment sur la place de l’homme dans le cycle de la vie, la menace qu’il fair peser sur la nature, le mal et la beauté comme données ontologiques.

Le temps est ici perceptible très concrètement, à travers des arbres, des visages, des roches, comme si chaque objet du monde se tenait miraculeusement en équilibre entre vulnérabilité et puissance d’apparition.

Anne Immelé s’intéresse à la fois à l’immémorial et au transitoire, à l’exil intérieur et à ce qui relie finement les êtres et le paysage.

A l’occasion de son ouverture, nous avons discuté d’une exposition s’annonçant comme doucement tellurique.

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© Anne Immelé

Qu’avez-vous pensé lorsque Pierre-Jean Sugier vous a proposé d’organiser, à la Fondation Fernet-Branca, à Saint-Louis, en Alsace, une exposition de votre univers photographique en écho à l’univers visuel d’Andreï Tarkovski ?

J’ai ressenti une grande joie à l’idée d’investir le vaste espace de la Fondation, mais j’ai pensé que cela était délicat aussi car mes photographies sont prises dans le flux d’une multiplicité de références, et je ne souhaitais pas « réduire » l’approche de mes images à partir d’une grille de lecture guidée par les films de Tarkovski. J’ai immédiatement pensé qu’il ne fallait pas chercher à illustrer point par point ses films, mais s’appuyer sur des aspects plus génériques comme le rapport de Tarkovski à l’observation fine des éléments naturels, l’importance de la contemplation, la quête et le questionnement continuel… C’est aussi pour cela que j’ai invité le sculpteur Pierre-Yves Freund à exposer avec moi. Le choix du titre Comme un souvenir…, proposé par Pierre-Jean Sugier, indique que l’exposition joue sur l’écho mémoriel de l’univers du cinéaste et ces souvenirs peuvent s’éloigner des images initiales.

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© Anne Immelé

Lorsque vous pensez à Tarkovski, que voyez-vous spontanément ?

La pluie dans Andréï Roublev, des herbes mues par le vent dans Le Miroir.

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© Anne Immelé

Comment avez-vous travaillé pour répondre à la proposition de Pierre-Jean Sugier ? Avez-vous produit beaucoup d’images spécifiques ou avez-vous puisé essentiellement de la matière dans vos archives ?

J’ai essentiellement puisé dans mes archives pour y choisir des photographies existantes mais aussi en extraire des images jamais tirées, comme des photos de paysages prises durant l’été 2017 dans le nord de l’Italie. J’ai aussi réalisé de nouvelles prises de vues. Autour de la centrale nucléaire de Fessenheim, j’ai photographié la végétation de la zone de protection en écho à la Zone de Stalker. J’ai aussi marché dans des sentiers des hauteurs de Mulhouse les matins de pluie. L’on retrouve ces images dans l’exposition.

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© Anne Immelé

Vos photographies sont très silencieuses. De quoi procède leur silence ? D’une sorte d’approche muette et stupéfiée de la réalité ? Lorsque vous décidez d’appuyer sur le déclencheur, comment décrire votre état intérieur ?

Le mutisme de la photographie m’a toujours fasciné. Je n’aime pas les photos bavardes, démonstratives. Je leurs préfère les photographies muettes, mais transmettant une forme de présence au monde, une évidence de présence parfois. Lorsque je déclenche, je vois l’image telle que j’aimerais qu’elle soit.

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© Anne Immelé

N’y a-t-il pas dans votre recherche esthétique une volonté de rendre palpable la substance même du temps compris comme un éternel présent où errent des personnages semblant en exil d’eux-mêmes?

C’est exactement cela.

Vos diptyques associent très fréquemment paysage naturel ou urbain et portrait d’un être humain. Pourquoi ce choix ? Vous sentez-vous liée au courant romantique ?

En rapprochant deux images, des relations à la fois souterraines et visibles se créent. J’essaie d’éviter des relations directement narratives ou trop formelles, je ne recherche pas non plus dans le paysage naturel ou urbain une équivalence émotionnelle, ce sont des présences, des états des choses qui sont rapprochés. Liés à la double page, les diptyques sont surtout présents dans les livres WIR et Les Antichambres, mais dans l’espace d’exposition je privilégie la séquence ou la constellation d’images, pour m’éloigner du coté binaire du diptyque. Concernant le courant romantique, je me sens proche et lointaine… Proche d’un préromantique comme William Turner lorsqu’il fixe des visions éphémères comme pour l’aquarelle Funeral at Lausanne (1841) dont une reproduction est insérée dans Austerlitz de Sebald, livre où l’auteur décrit la relation intrinsèque entre la mémoire et l’image. Concernant Turner, il s’agit d’une image presque sans substance, esquissée alors qu’il ne peut plus voyager et qu’il est hanté par l’idée de la mort. Fixer le transitoire, le fugitif, l’impalpable est un leitmotiv de ce roman de Sebald.

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© Anne Immelé

Vous êtes sensible aux habitats, aux formes données par les êtres humains aux constructions qui les abritent. Vos personnages sont-ils en deuil de leur capacité à habiter poétiquement le monde ?

L’on perçoit le singulier devenir de ces personnages dans une confrontation entre un imaginaire et un monde apparemment rationalisé.

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© Anne Immelé

Pourquoi avez-vous souhaité associer à vos images les travaux de Pierre-Yves Freund et Dove Allouche ? Que représentent ces artistes pour vous?

« Le temps semble retenu dans la matière liquide ». Cette phrase que Corinne Maury a énoncé concernant l’eau chez Tarkovski est exactement ce que j’ai ressenti lorsque j’ai vu les volumes métalliques emplis de thé noir dont la surface était miroitante dans une exposition de Pierre-Yves Freund. Cette œuvre sera exposée dans l’exposition, elle évolue au fil du temps, le liquide s’évapore permettant à l’altération du métal d’apparaître. En visitant l’atelier de Pierre-Yves Freund, j’ai découvert ses Pierre de Lauze. Comme dans d’autres de ses pièces, une relation à l’immémorial se noue, et c’est un point commun avec les œuvres de Dove Allouche. Les sculptures de Pierre-Yves Freund sont éloignées visuellement de l’univers de Tarkovski, mais invitent à entrer dans un rapport au temps, dans une suspension que rejoint la quête méditative des personnages tarkovskiens. Concernant Dove Allouche, il s’agit d’une série de treize photographies empruntées au FRAC Alsace. Dove Allouche est allé photographier les lieux du tournage de Stalker quelque trente ans après le tournage du film. Il en résulte des paysages chargés de la mémoire du film. C’est la seule œuvre de l’exposition qui revêt un lien direct avec Tarkovski. Je m’étais intéressée au travail de Dove Allouche pour une recherche sur le renouvellement des expérimentations liées à la nature d’empreinte de la photographie (article paru dans Artpress en septembre 2017), nous ne nous sommes pas rencontrés mais cette exposition en sera certainement l’occasion.

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© Anne Immelé

Comment allez-vous occuper les espaces de la vaste fondation Fernet Branca ? A quel type de scénographie avez-vous pensé ?

La spécificité des dix salles disposées autour d’une cour intérieure a provoqué une succession sous la forme d’un mouvement, d’un souffle : Il s’agit de créer une continuité mais sans cesse discontinue. Ménager des plages de silences en laissant certains murs blancs et permettre aux images de pleinement habiter le mur. Alterner des formats intimes obligeant le spectateur à s’approcher, d’autre plus grands. J’ai pensé mes photographies en séquences. Trois salles sont dédiées à la projection de trois extraits issus des films de Tarkovski, elles impulsent les trois mouvements de l’exposition : La pensée-Paysage, Eterniser le temps perdu et Comme un souvenir.

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© Anne Immelé

Vous vivez et travaillez essentiellement à Mulhouse, où vous assurez la direction artistique de la Biennale de la photographie. La proximité de cette ville avec l’Allemagne vous rend-elle particulièrement sensible aux travaux photographiques venus de ce pays ? Pensez-vous en être consciemment influencée ?

Comme beaucoup de photographes de ma génération, j’ai beaucoup vu et peut-être subi l’hégémonie de l’école de Düsseldorf. J’en garde une affection pour le couple Becher que je considère comme postromantique. Je suis particulièrement sensible à deux photographes allemands : Michäel Schmidt et Wolfgang Tillmans. Par sa radicalité Ein-heit (U-N-I-T-Y) de Michael Schmidt est l’un de mes livres fétiches. J’ai beaucoup regardé Tillmans, puisque dans les années 2000 j’ai débuté une recherche de thèse sur les formes d’expositions de la photographie, notamment celle de la constellation, forme très peu utilisée à ce moment-là, hormis par Tillmans.

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© Anne Immelé

Quelle sera la dernière image de votre exposition ?

Un diptyque de l’ici et maintenant. Une adolescente rousse regarde le spectateur avant qu’il ne quitte la salle, son sweat-shirt est rose, le mur à coté est rose aussi. Toute l’exposition est en noir et blanc et en teintes colorées douces. Ce rose, et le contexte de la prise de vue nous emmène dans le contemporain, vers des préoccupations moins contemplatives, plus sociales sans doute.

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© Anne Immelé

Propos recueillis par Fabien Ribery

Exposition Comme un souvenir…, à la Fondation Fernet-Branca, du 24 février au 5 mai 2019 – Anne Immelé, Pierre-Yves Freund, Dove Allouche

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vue d’exposition

Vernissage le samedi 23 février 2019

Anne Immelé

Fondation Fernet-Branca

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vue d’exposition

Anne Immelé, WIR, texte de Jean-Luc Nancy, Filigranes Editions, 2003

Anne Immelé, Les antichambres, texte de Corinne Maury, Filigranes Editions, 2009

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vue d’exposition

Filigranes Editions

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Roger Salloch dit :

    Find Last Evenings onEarth by Roberto Bolano, recounts Roublev pretty much scene by scene, never mentions the title;…like a photograph in words

    J’aime

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