C’est un livre dont on ressent immédiatement la puissance et dont on sait qu’il comptera pour longtemps, non parce qu’il est de grand format et se révèle immanquable dans la bibliothèque, mais parce que l’Histoire y éclate de folie et de fureur à la moindre page.
Voilà donc un ouvrage dont la science ne masque pas la rage, conçu comme un uppercut ou un pavé lancé sur les forces de répression.
Il est intitulé Rue Enghelab, la révolution par les livres : Iran 1979-1983, Hannah Darabi en est la maîtresse d’œuvre.
Ce superbe objet éditorial étudie, en juxtaposant les images des très nombreux livres publiés à la faveur d’une période d’ouverture ayant suivi la prise du pouvoir par l’ayatollah Khomeini en 1979, la façon dont se fabrique un imaginaire voire une stéréotypie révolutionnaire.
La force visuelle déployée alors fascine, inquiète, interroge.
Le sombre guide descend d’un avion Air France, la rue est en ébullition.
On peut penser à Allan Sekula pour sa conception de l’impureté du médium et la nécessité d’inscrire les images dans un contexte politique et social permettant de les comprendre.
Mis au travail, le spectateur/lecteur cherche alors dans les textes denses accompagnant le livre (de Hannah Darabi et Chowra Marakemi) à se renseigner au mieux sur une période d’intense activité éditoriale, en prenant conscience du pouvoir symbolique des jaquettes blanches, et de l’importance d’auteurs renouvelant la photographie documentaire avec grand talent : Bahman Jalali, Kaveh Golestan, Abbas, ou même sur un versant peut-être plus intellectuel Alfred Yaghoubzadeh.
A Téhéran, la rue Enghelab regroupe un très grand nombre de maisons d’édition et de librairies : « Le mot Enghelab, qui en persan signifie « révolution », fut choisi pour désigner cette rue peu après les événements de 1979. La concentration unique d’établissements en rapport avec l’univers éditorial, ainsi que la présence d’une importante institution telle que l’université de Téhéran, ont fait de cette longue artère un lieu incontournable pour la diffusion de brochures, plaquettes et livres à la « jaquette blanche » des différents groupes ou partis politiques de l’époque. »
En reprenant un ensemble très significatif de livres publiés alors, Hannah Darabi cherche, au-delà de l’histoire officielle, à reconstituer une mémoire confisquée par la propagande islamique, 1981 marquant à la fois le début d’une guerre terrible avec l’Irak (plus de 500 000 morts) et l’étouffement progressif des libertés individuelles, l’idéologie chiite de la martyrologie écrasant les aspirations d’une grande partie de la jeunesse éduquée à davantage d’épanouissement personnel.
A partir des années 1970, étaient nées des maisons d’édition indépendantes, faisant vivre une culture politique très riche, mais soumises très vite à la censure du Shah.
« C’est en réaction à cette systématisation de la censure, écrit Chowra Makaremi, que commencent à paraître des ouvrages « non-autorisés », sous forme d’autopublications ou de livres publiés par des petites maisons d’édition, précaires et liées à des groupes d’opposition de gauche, œuvrant sous le manteau, ou parfois depuis l’étranger. En effet, une partie de l’activité éditoriale censurée se délocalise dans certaines capitales européennes où les étudiants iraniens s’organisent en « confédérations ». Ces livres connus sous le nom de jaquette blanche occupent une zone grise entre l’autopublication et la micro-édition. »
Pendant ce temps, la propagande de la mort se déploie dans des ouvrages souvent sans nom d’auteur et où la morbidité frontale, la complaisance envers des scènes atroces accoutument les lecteurs à la dévastation de leur chair.
Sang, feu, poings levés, gaz lacrymogènes, pendaisons, marées de voiles noirs occupent les pages ad nauseam.
En fin d’ouvrage, Hannah Darabi invente un dialogue d’artiste entre des photographies prises dans sa ville natale de Téhéran avec des images issues des livres qu’elle a rassemblés, reconstituant ainsi de façon très personnelle une histoire pleine de tensions, d’inquiétudes et d’espoirs : « Des mises en scène d’objet du quotidien, des documents comme des photos de famille, mais aussi des images issues d’écrans de télévision ou de cartes postales contribuent à proposer une autre lecture de cette collection. »
La vie revient, s’insinue, demande à être regardée comme un miracle quotidien, mais se trouve très vite contrariée par le spectacle des cadavres, des treillis militaires, des armes, des exécutions.
Un petit garçon de Kiarostami contemple l’horizon. Quel sera son destin ?
Décidément, la guerre n’a que très peu un visage de femme.
Hannah Darabi, Rue Enghelab, la révolution par les livres : Iran 1979-1983, textes de Chowra Marakemi et Hannah Darabi, Spector Books/Le Bal, 2018, 494 pages