
Pour son action en faveur de la photographie britannique, le British Council devrait offrir une place d’honneur dans ses programmes à Clémentine de la Féronnière.
Paraît aujourd’hui, conjointement au volume Early Works, consacré aux travaux de jeunesse en noir & blanc de Martin Parr, un ouvrage de grande importance dédié à l’un de ses maîtres, le très méconnu et génial Tony Ray-Jones.
Durant une bonne décennie, cet artiste qui fut d’abord peintre réussit à saisir en photographie, avec beaucoup d’intelligence et de drôlerie, l’âme de l’Angleterre des années 1960.

Mort à trente et un ans en 1972 d’une leucémie, ami de Garry Winogrand et de Joël Meyerowitz – il vécut plusieurs années à New York -, Tony Ray-Jones est une comète, ayant jazzé sa vie en toute liberté.
Martin Parr : « Ce fut sa capacité à construire des scènes complexes, où chacun se trouvait à sa juste place à la fois dans le cadre et dans l’atmosphère typiquement britannique, qui fit vibrer en moi une corde d’identification – et de jalousie. »
Axiomes majeurs : la rue comme la plage sont les plus beaux des théâtres ; l’espèce humaine est fantastique.

Pour la première fois peut-être, apparaît dans ses photographies la vitalité fantasque, exubérante et parfois quasi surréaliste du peuple britannique.
Tony Ray-Jones regarde ses contemporains avec beaucoup de tendresse, sans aucun surplomb ou morgue.
« Une curiosité pour les vies des gens ordinaires, analyse Liz Joey dans un texte précieux, notamment pour la connaissance de la biographie du jeune artiste, voilà ce que Tony Ray-Jones a ramené avec lui en Angleterre et ce qui a façonné sa photographie tandis qu’il traversait le pays – sûrement, consciemment, comme Frank – en étudiant leurs loisirs et leurs coutumes les plus singulières. »

Ses photographies sont en noir & blanc, offrant au monde précaire des instants d’éternité.
Des amoureux s’enlaçant sur un bateau, des couples dans la foule, un homme poussant un ours empaillé maintenu sur une structure à roulettes.
Ici, l’Angleterre est belge, c’est une évidence.

Elle est aussi américanisée, envahie de slogans publicitaires et du bric-à-brac de pauvre goût de la société de consommation.
C’est la dolce vita sur les plages du sud de l’Angleterre, mais une douceur de vivre telle qu’on pourrait la retrouver à Ostende, non à Rome.
Tony Ray-Jones compose au cordeau, la disposition des personnages sur la page, qui, dès qu’ils sont isolés, font songer à l’attende de Godot par les deux solitaires de Beckett.
Il y a de l’absurde ici, des énigmes irrésolues, des situations d’autant plus surprenantes que le contexte échappe.

Que regarde cet homme juché sur une échelle, non loin d’un policier retenant sa grimace et d’une petite fille endormie ?
A quelle occasion cette fanfare de rue s’est-elle réunie ?
Un Ecossais en kilt, jouant de la cornemuse, semble passer un concours imaginaire.
Un couple pique-nique avec une grande dignité, dans un champ où s’ébattent vaches et brebis.

Il y a souvent plusieurs scènes dans la scène, personnages et animaux se frôlant consciemment ou évoluant en toute indifférence.
C’est la chorégraphie de l’existence, l’humour d’un peuple ne se laissant pas imposer ses choix intimes, et les châteaux de sable que chacun ne peut s’empêcher d’échafauder à chaque instant.
La découverte de l’œuvre de Tony Ray-Jones sera pour beaucoup une surprise de taille.

Sensation de monde direct, d’intégrité, de recherche formelle l’air de rien.
L’histoire de la photographie n’en finit pas de stupéfier.
Martin Parr is born, oui, mais sûrement pas tout seul.
Tony Ray-Jones, Rétrospective, préface de Martin Parr, texte de Liz Jobey, Clémentine de la Féronnière (Maison CF), 2019, 128 pages – 76 photographies noir & blanc
Galerie Clémentine de la Féronnière