
Après Trova, de Gilles Roudière (Lamaindonne, 2019) et Desmemoria, de Pierre-Elie de Pibrac (Xavier Barral Editions, 2019), Cuba est à l’honneur chez les photographes français.
Dernier opus de haute sensibilité, Habana Song, de Jean-Christophe Béchet (éditions Loco), qui est une ballade mélancolique, un portrait de lumière noire de la capitale insoumise et usée.

Commencé en 1996 à la pellicule argentique, poursuivi en numérique, Habana Song est un espace mental, un continuum de sensations troubles et d’égarements, ayant bénéficié du soin de la photogravure du maître Daniel Regard.
La Havane, c’est une corniche, la courbe d’un port en semi-léthargie, des rues glorieuses et faméliques.

Le soleil y est cru, impitoyable, obligeant à chercher l’ombre des murs, avant que les pluies torrentielles ne rappellent la puissance de ravage de l’imprévisible.
Habana Song chante la déréliction, l’abandon, et la grâce d’être là, dans les coupures d’électricité et les nuits sans sommeil.
Attentif à l’emboîtement des volumes, aux angles abrupts, ainsi qu’à la façon dont la vie circule entre les bâtiments, Jean-Christophe Béchet construit une scène très cinématographique, où vont et viennent des personnages énigmatiques.
On songe quelquefois à La Soif du mal d’Orson Welles, mais il est moins ici question de fièvre que d’attente et d’obstination dans le tracas des jours.

Les visages sont aigus, inquiets, épuisés.
La solitude règne, sur un terrain de basket, dans un parc d’attraction, près d’un entrepôt probablement très vide.
L’Edificio Giron, « impressionnant bloc de béton dressé face à la mer », au cœur du Malecon, en est de l’extérieur le symbole navrant.

Mais attention, le communisme à la cubaine n’a pas forcément échoué sur tous plans, ayant surtout été très empêché, et la vaste tour d’habitation est peut-être moins malade qu’on ne l’aurait d’abord cru.
Voici La Havane, ville fantôme, ville paradoxale, comme une voiture américaine portant une burqa.
Les petites girls sont hyper-sexy, ainsi que les jeunes hommes. Heureusement, dans l’effondrement des utopies, que l’on soit à Varsovie, à Bucarest, à Lima, à La Havane, ou à Santiago du Chili, il reste le sexe, l’appel des corps, la rencontre échappant aux calculs de l’infernale machine à broyer qu’est devenue la société.

La patrie te sourit, Fidel te sourit, et toi tu danses, en essayant de te foutre de tout pour quelques instants encore.
Des flèches directionnelles, des indications de route, des panneaux, des tracés ferroviaires, mais, Monsieur, ici, tout le monde erre, que faire d’autre ?
Pénurie d’essence, pénurie de pain, pénurie de rêve.

Il n’y a rien, ou pas grand-chose, mais au moins le soleil est abondant, et démocratique.
Tu tapes le souvenir de tes journées sur une vieille machine à écrire, tu observes le défilement des passants, et ta photographie prend feu.
C’est un champ de ruines à Berlin en 1945, ou dans le centre-ville havanais, non loin d’une cariole pour touristes.
Jazz des corps dans l’espace, dans les amoncellements de nuages, dans la fin du jour illuminant la mer.
Jazz des édifices de guingois, des marcheurs interminables, des graffitis christo-guévariens.
Vivre comme un chien en cage, n’ayant même plus la force d’enrager.
Quand l’attente est devenu pour tous un mode de vie, la disparition du temps lui-même, transformé en pur espace, est un projet envisageable.

Au risque du crash, de l’implosion, et de la chute d’un pan de mur défunt sur la tête d’un enfant.
« A La Havane, écrit le photographe, je perds mes repères, troublé par ce mélange hétéroclite de classe et de pauvreté, de dignité et de délabrement, d’ordre et d’anarchie. Impossible de juger, d’évaluer, de donner des avis définitifs et tranchés, et, surtout, de vouloir donner des leçons, certain de la supériorité de nos analyses « occidentales ». A La Havane, tout est flou, incertain. »
Jean-Christophe Béchet, Habana Song, texte Jean-Christophe Béchet, éditions Loco, 2020, 150 pages – 700 exemplaires

Jean-Christophe Béchet est représenté par les Douches La Galerie
La Havane …mon rêve photographique, une ballade comme ce photographe .
J’aimeJ’aime