
« Loin du monde, je trouve ma place. » (Francis Kauffmann)
Du thé et des sourires.
C’est le début du monde, c’est la possibilité et le respect de l’autre, c’est la civilisation.
C’est aussi le titre d’un livre de photographies de Francis Kauffmann, publié en 2014 chez Médiapop Editions (Mulhouse), épuisé désormais.

L’art n’est pas pour lui le lieu de l’ego, mais un espace d’échange, de partage, d’unité dans la diversité.
Du thé et des sourires est un livre sur le Maroc, ses habitants, ses sables, ses montagnes, nous invitant à ne pas prendre l’avion, mais l’oiseau, calmement, précisément, avec grâce.
Les images sont en noir et blanc, elles n’ont pas peur du vide car elles n’ont pas peur de l’humain, de sa solitude, de ses errances.

L’espace est ouvert, il est maintenant midi, et le temps est un enfant qui marche en djellabah entre ses deux parents.
C’est le temps où tout dort près des containers du port maritime, le temps des immeubles muets et des rideaux de fer baissés.
Dans la rue, on chuchote, on murmure, on parle avec son ombre.
Il y a des voiles et des petits blocs cubistes, des fiertés de forteresses médiévales et des dos ployant sous l’accablement des jours.

On s’assied, on claudique, les murs de chaux absorbent les silhouettes.
A Tanger, on rêve de New York, mais rêve-t-on encore de Tanger à New York ?
Que deviennent les traditions, que deviennent les parents, dans les complexes touristiques de bord de mer ?
Francis Kauffmann marche, s’arrête, parfois longtemps, d’autant plus quand il n’y a rien à voir.
La piste des mules conduit aux hommes, il faut lui faire confiance.
Elle serpente, zigzague, amuse le voyageur, cet équilibriste retirant ses chaussures à l’entrée d’un lieu de culte.
Dans le Haut Atlas, parmi les titans de pierre, les corps et les visages paraissent plus libres, happés par la puissance de l’origine, lavés des mascarades et des petitesses idéologiques.
La vie est rude, mais immense, la vue est dégagée, l’eau pure.
En ces hauteurs, Francis Kauffmann s’attarde, qui aurait très bien pu ne pas en revenir, qui n’en est pas revenu.

Du thé et des sourires est une ode à la terre-mère, une poignée de mains et de regards francs et fraternels.
En préface, Bernard Plossu s’enthousiasme : « Merci de nous rappeler ainsi que vivre sur terre peut être fantastique ! »
Parce qu’on est parfaitement bien ici, avec les Berbères, avec la noblesse des gens de peu accueillant le visiteur comme un don de Dieu.
Extrait d’un carnet de voyage : « L’important n’est pas de montrer, mais d’avoir vu. » (22 septembre) ; « Tous ces trésors cachés, ces lieux de silence, de solitude, de recueillement, je pense à vous tous, grands espaces de liberté, loin du monde, loin du bruit, de la route, du réseau, de l’électricité. La terre a ses secrets. » (30 septembre)

En 1975, Bernard Plossu se rend au Maroc, attiré par le désert, l’Atlas et l’aura de villes comme Marrakech ou Fès.
Un livre publié par le micro-centre d’art La Non-Maison et les éditions Hors’ Champs rend compte de son voyage.
« L’année 1975, rappelle le commissaire d’exposition Abdellah Karroum, est un moment crucial, le début de la fin du siècle dernier. L’Etat espagnol décolonise le Sahara occidental et la guerre du Vietnam se termine. »

Dans ce contexte, comme toujours, Bernard Plossu a décidé de prendre le large, de faire cap au Sud, de marcher d’abord le long des rivages d’Aglou, en accompagnant son périple de miniatures, faisant du vaste espace une source d’intimité.
Le Maroc qui l’intéresse le plus est rural, ancestral, de pierres et de poussières.
Chacune de ses photographies est un temple pour la lumière.

Les corps vont solo, ou par deux, souvent photographiés de dos, il ne faut surtout pas déranger.
La distance dégagée de toute tentation voyeuriste permet la méditation, le travail sur soi, le silence, l’ascèse.
La pudeur et la précaution sont des marques de noblesse, Bernard Plossu ne jouant surtout pas au voyageur pressé, mû par un désir de consommation des êtres et des paysages.

Habits traditionnels, petits métiers, femmes voilées, position des corps dans l’organisation sociale des apparences, mystère de l’autre.
On pourrait être ici quelque part au Nouveau-Mexique, ou dans le Colorado.
Pour le montagnard Plossu, la vie dans les hauteurs est gage de liberté, de libération.
Il faut prendre le temps de vivre dans chaque image, d’accompagner longtemps du regard ces paysans portant des fagots, ou les ruines de sable d’une grandeur déchue.

La météo se gâte, la tempête se lève, il faut remercier les dieux du vent, et partir vite se mettre à l’abri.
Dans les paysages de Bernard Plossu, Francis Kaufmann est là, quelque part, photographiant aussi la joie calme d’être au monde.
Francis Kauffmann, Du thé et des sourires, préface de Bernard Plossu, Médiapop Editions, 2014, 110 pages
Bernard Plossu, Maroc 1975, texte Abdellah Karroum, La Non-Maison / éditions Hors’ Champs, 2014
