
Dans ces hauteurs du fin fond de l’Ariège où j’aime me retirer, les quelques habitants que je croise au bar du village sont persuadés que l’espèce humaine dans sa forme massive n’en a plus pour longtemps.
C’est d’une grande désespérance, mais aussi d’une belle joie, autorisant libations et géographies d’amours inédites, puisque nous allons mourir demain.
J’ai apporté le dernier ouvrage d’Eric Tabuchi, Electricité de France (Poursuite Edition), dont la tâche est de poursuivre inlassablement l’inventaire des formes qui le hantent ou l’intriguent, soit ici des transformateurs électriques, reliant granges et églises, demeures décaties ou mobile home, salles des fêtes communales et maisons en construction, usines et bureaux de service public.

Nous sommes en France, loin des grands centres urbains, en ces endroits où la pauvreté d’un câble électrique peut encore maintenir un semblant de vie.
Nous sommes à Modanne, en Maurienne, à Trébeurden dans le Trégor, à Courtonne-la-Meurdrac dans le pays d’Auge, à Espalion dans le Causse Comtal.
Nous sommes dans la France des territoires, dans le désert d’une civilisation exsangue, dans le grand arasement opéré par la technocratie néolibérale.

Rien de plus triste qu’un monolithe de puissance électrique, mais pourtant rien de plus précieux pour unifier en lumière un paysage.
Dans Electricité de France, hommes et femmes ont disparu, laissant aux constructions le soin de les représenter, telles des allégories de pauvreté spirituelle, ou de gloire modeste.
Il y a en cet ouvrage, montrant à chaque double page une habitation ou un édifice (gauche) et un transformateur EDF (droite), de l’anthropomorphisme spontané, les tourelles électriques figurant un peuple de géants cyclopéens ou drôlement mutants.

L’ironie visuelle n’est pas absente de la pensée d’Eric Tabuchi, mais il ne s’agit surtout pas de sarcasme ou de point de vue suffisant, plutôt d’une tendresse amusée envers ce que l’être a pu imaginer pour assurer sa survie, et témoigner de sa modernité.
En lisant/regardant Electricité de France, on peut s’étourdir quelque temps du jeu des correspondances formelles, mais il y a plus ici qu’un parcours d’analogies.
Il y a de la métaphysique, de l’interrogation fondamentale sur la façon dont l’homme habite l’espace, et sa manière peut-être naïve de se placer sous l’autorité de symboles à la fois magiques et de grande laideur.

Pas de joliesse, ou de décorum bobo, mais un face à face presque soviétique avec l’ennui, le banal, le quotidien le plus simple.
Electricité de France n’est pas un livre en plus, s’inscrivant dans l’enjolivement temporaire proposé par la société du spectacle, mais un précis de méditation, sec comme une branche de bambou s’abattant sur l’épaule de l’élève pris de somnolence.
Bouddha – ou Marx – l’a dit : tendre le bâton qui réveille les énergies – ce qui n’est peut-être pas une mauvaise définition du travail artistique d’Eric Tabuchi.

L’espèce humaine a disparu, tant pis, tant mieux, à supposer le rire futur des extraterrestres fascinés.
Avant qu’il ne soit trop tard, réservez chers amis vos prochaines vacances à Bullicourt, en Artois, ou à Montagudet, dans le Quercy, ou à Mirepoix, en Ariège.
Et, en attendant l’été, votez communiste pour le renationalisation des fondamentaux.
Eric Tabuchi, Electricité de France, Atlas des Régions Naturelles, projet mené avec Nelly Monnier, Poursuite Edition, 2019, 80 pages
