
Voici un livre somptueux pour temps de détresse, restituant l’œuvre de Dorothea Lange (1895-1965), dans toute sa jeunesse, sa force, sa grâce, au-delà de ses travaux les plus connus effectués pour la Farm Security Administration en 1935.
A partir des archives de la photographe conservées au Oakland Museum of California, la photographe Sam Contis a bâti un ouvrage très neuf, révélant une œuvre que peu imaginaient aussi ample, riche de multiples dimensions, entre intimité, modernité et aspect documentaire.
Construit autour de la figure du dormeur, Day Sleeper est le réveil d’une belle endormie enfermée dans une reconnaissance sans véritable curiosité.

La délicatesse de regard porté sur le vivant, des visages, des objets, des paysages, des parties de corps, est chez Dorothea Lange considérable.
La photographe isole des scènes, qui sont des acmés de vie, dans leur tranquillité même pensée comme réserve de puissance.
Des troncs d’arbres, une grange, du linge séchant, des panneaux publicitaires, une tunique boutonnée dans le dos.

Alors que presque tout nous est retiré, l’artiste nous restitue le monde, en noir et blanc, dans son essence.
Un pied blessé, un enfant endormi, une tente montée dans la poussière.
Dorothea Lange photographie des mains, noires, des mains de travailleuses, ridées et terriblement douces encore.

Les mains d’un chef de chœur venu de la lointaine Pologne pour travailler dans les champs de Californie.
Voici mon pays, semble nous dire la photographe, voici ses enfants, ses paysans, ses croyants.
Voici sa beauté et son rêve écartelé, tel un aigle bleu sacrifié, pendu aux barbelés d’une clôture de ferme.

Voici les femmes de l’Amérique, mères courages élevant des crève-la-faim.
La vie est âpre, mais comme les visages sont nobles, de jeunes femmes blanches, d’hommes noirs, libres de leur beauté malgré la ségrégation raciale.
Un slogan publicitaire : « See the world before you leave it ! »
Dorothea Lange célèbre une terre multiraciale, un pays de pionniers qui pourrait être, bien loin de là, celui d’un kibboutz utopique.
Un pays fabuleux pourtant blessé, mutilé, perdu dans une violence rédimée par la sensualité des êtres, du monde, des images.
Parce que si tout est déchiré, heurté, abîmé, tout est aussi sauvé, pas seulement parce que l’art photographique possède la capacité de relever les corps, mais parce que la lumière est encore celle du matin du monde, du début de l’humanité, de l’absence d’ego.
Par son travail de montage très fin, Sam Contis a su opérer la métamorphose de l’archive historique en flux de vie encore palpable.
Dorothea Lange – Sam Contis, Day Sleeper, MACK, 2020
