
Un jour, quand tout sera fini, quand nous nous serons rétablis, nous irons peut-être vers le simple, le neuf, le très ancien.
Pour ne pas oublier l’indemne, j’ai demandé à Bernard Plossu s’il voulait bien me confier quelques-unes de ses miniatures de montagnes.
Comme un espoir, un avenir, une faveur pour tous.
Comme le bruit d’une chaussure de randonnée butant contre une roche.
Comme une haleine courte et heureuse.
Comme une sensation de plénitude.
Pas besoin de prendre l’avion, mais une ligne à grande vitesse, puis probablement un TER, puis un car.
Vous êtes en France, et c’est un enchantement.
Les voici, chers amis confinés, ces images définitives et fragiles, fugaces et persistantes, c’est un cadeau.
Comme le sont les mots, les phrases, les vers, des poèmes que j’ai choisis pour les accompagner. Ils ne sont pas explicatifs, surtout pas, ou illustratifs. Je les conçois comme un voyage dans le voyage.
(ces photos de montagnes en France de Bernard Plossu sont tirées de ses boites « pour Elisabeth Foch « )

« Je suis lac, je mélèze, / je raquette, je harfange, / je portage, j’épinette, / je boucane, je castore, / je saumone, je traineaude, / j’ombre, je truite, j’ourse, / j’orignale, je mirone, / je hurone, je rondine, / j’établise, je québèque, // le cœur en fête, je marche : / là est le Sud, aussi. » (« En marchant vers le mont Tremblant », Frédéric Jacques Temple)

« Il faut escalader beaucoup de dogmes et de glace pour jouer de bonheur et s’éveiller rougeur sur la pierre du lit. » (René Char)

« J’attendais , conduit par de graves enfants, sur le seuil orné de piments et maïs bigarré, dans l’odeur fraîche de l’adobe et des épis grillés, le geste du vieillard voilé de pénombre propre et bleue. Je pris le pain cuit dans l’orbe du four, et le sombre vin des pampres du désert. Béni par les divinités qui dansent sur les montagnes, un nom me fut donné. J’eus des frères et des sœurs. » (« Pueblo de Taos », Frédéric Jacques Temple)

« un paysage comme un peu défait grange en planches mal à l’équerre avec le plan d’un pré ; il y reste des traces de peinture rouge ; elle pourrit lentement au bord d’un buisson. » (James Sacré)

« Le chemin, fût-il amour / Est chemin vers non-espace » (Adonis)

« La beauté est la réalité. / L’inverse n’est pas sûr. / La beauté n’est pas réversible. / Elle est le sujet absolu. / Elle ne tolère que vous, que moi. / Qui sommes ses serviteurs / Qui nous asservissons à nous-mêmes. / La beauté nous libère. / La beauté de l’amour est plus belle que la mort. / La beauté de l’amour nous libère de la mort. » (Jacques Darras)

« Heureux qui des amis reçoit l’hommage / Des rires et des pleurs / Et qui, poussière, ensemence la terre / Où les divinités des arbres et de la mer / Ont dansé au rythme des âges. // Sur le carré qui marque ton absence / Nous déposons le thym, / Le myrte, le laurier des victoires, / Le vin que nous versons au soleil sur ton ombre / A le parfum de nos présences. » (« In Memoriam Lawrence Durrell », Frédéric Jacques Temple)

« Est-ce que le mot étendue s’étend ? / Nous l’avons fréquemment aplati dans nos fréquentations. / Nous lui avons intimé l’ordre de rester à-plat. / La réalité obéit au langage. / Le langage est inquiet de l’absence de révolte des choses. / Les peintres aiment quelquefois que les tableaux leur échappent. » (Jacques Darras)

« Parfois le plaisir qu’on a est grand (même s’il est un leurre) / A soudain rougir devant le sourire nu du monde. / A cause de ces moments la peur de mourir se perd : / Je vous aime vivants dans le temps qui s’en ira sans moi. » (James Sacré)

« L’ouest derrière soi perdu, présumé englouti, touché de rien, hors-mémoire, s’arrache à sa couche elliptique, monte sans s’essouffler, enfin se hisse et rejoint. Le point fond. Les sources versent. Amont éclate. Et en bas le delta verdit. Le chant des frontières s’étend jusqu’au belvédère d’aval. Content de peu est le pollen des aulnes. » (René Char)

« La forme d’un mensonge / c’est tout ce qui reste d’elle. / Des ombres sur le mur – quelle caravane a passé. / / Je l’ai confiée à mes chemins qui l’ont menée / vers d’autres contrées / où je n’abrite ni ma tristesse / ni mon rêve. » (Adonis)

« Pourquoi moi ? demandait la voix, encore. / ça a résonné jusqu’à on sait pas où dans le fond mal arrangé du monde. // On n’entendait plus rien. » (James Sacré)
Dernier ouvrage publié :
Bernard Plossu, Roma, texte Alain Bergala, Filigranes Editions, 2019
Frédéric Jacques Temple, La Chasse infinie et autres poèmes, édition de Claude Leroy, Poésie / Gallimard, 2020, 368 pages
René Char / Alberto Giacometti, Le Visage nuptial, suivi de Retour amont, préface de Marie-Claude Char, Poésie / Gallimard, 2018
Adonis, Lexique amoureux, adresse d’Ajendro Jodorowsky, préface de René de Ceccatty, traduit de l’arabe par Vénus Khoury-Ghata, Issa Makhlouf et Houria Abdelouahed, Poésie / Gallimard, 2018
James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes, préface d’Antoine Emaz, Poésie / Gallimard, 2015
Jacques Darras, L’indiscipline de l’eau, Anthologie personnelle 1988-2012, préface de Georges Guillain, Poésie / Gallimard, 2015, 252 pages
Se procurer Figures qui bougent un peu
Se procurer L’indiscipline de l’eau
Merci infiniment (pour tous ces beaux billets, pour les images et pour vos mots toujours si justes)
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