Yvonne Kerdudo, photographe de campagne au début du XXe siècle

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© Compagnie Papier Théâtre

J’ai présenté l’été dernier dans L’Intervalle quelques-unes des photographies prises par Yvonne Kerdudo, publiées chez Filigranes Editions sous forme de cartes postales réunies dans un boitier cartonné.

Appelée « Madame Yvonne », Yvonne Kerdudo (1878-1954) fut une photographe ambulante ayant parcouru le Trégor (Côtes d’Armor) à vélo pendant plus de quarante ans, photographiant inlassablement à partir de 1908 son canton de Plouaret.

La valeur ethnologique et patrimoniale de ses 13 400 plaques de verre au gélatino-bromure d’argent, représentant plus de 22 000 images, est donc considérable – le fonds fut acquis en 2005 par la Compagnie Papier Théâtre (Pascale Laronze) dans l’ambition de le faire découvrir au grand public, environ huit mille photographies étant identifiées à ce jour.

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© Compagnie Papier Théâtre

Ayant fréquenté dans sa jeunesse à Paris les studios des frères Lumière, Yvonne Kerdudo, revenue en Bretagne à l’âge de 27 ans, fut à la fois infirmière (souvent appelée pour les accouchements) et photographe, les deux pratiques n’étant pas si antagonistes si l’on songe à ce qu’elles induisent de la reconnaissance de l’autre et du soin par le regard.

Elle photographie dans le studio de sa belle maison, ou enfourche son vélo pour rendre compte des événements publics marquant la vie des bourgs et répondre à des commandes individuelles.

Par ses portraits, et ses images de la vie paysanne, nous pouvons imaginer la ruralité bretonne du premier quart du vingtième siècle, c’est un privilège, un enchantement, une stupeur.

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© Compagnie Papier Théâtre

Sa petite-nièce, Yvonne Verdyn, témoigne : « Elle aimait le contact avec les gens et elle restait des heures et des heures dans son labo. Par contre elle avait un petit défaut qui n’était pas tellement courant dans ces années-là : elle aimait fumer et comme elle ne pouvait pas fumer de cigarette en développant et en faisant le reste de son travail de photo, elle s’était mise à fumer la pipe. Ce n’était pas tellement fréquent de voir une femme fumer la pipe en 1915, 1920. C’était un vrai personnage ! Elle était très attachée au coin de Plouaret. Elle connaissait plein de monde. »

Voici Yvonne en quelques autoportraits, le vélo couvert de fleurs près duquel pose un chien affable. Le regard est direct, la bouche sèche (la photographe n’était pas une grande discoureuse), la fermeté de tempérament évidente.

Des témoins soulignent son courage (transporter par tous les temps plusieurs kilos de matériel), sa simplicité, sa générosité, sa pugnacité, et son absence de coiffe.

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© Compagnie Papier Théâtre

Quelqu’un : « A nous, elle parlait français, toujours. Il y en avait que ça gênait parce qu’ils ne parlaient que le breton. »

Un autre : « Elle a été mariée plusieurs fois et elle a aussi divorcé il paraît, mais çà, je n’en dirai pas plus ! »

Oui, il paraît, Madame Yvonne est une légende.

Une autre : « Moi, j’étais très petite quand elle est venue prendre une photo et j’ai eu peur, très très peur. Je ne savais pas ce qu’elle allait nous faire avec son appareil et le grand drap noir. On ne la voyait plus et je ne savais pas ce qu’elle allait faire là-dessous. Je vais vous dire… j’ai eu peur de mourir, c’est vrai ce que je vous dis, c’est vrai. Je n’aimais pas. »

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© Compagnie Papier Théâtre

Son autoportrait en aïeule habillée d’un manteau de fourrure devant sa maison est extraordinaire : ce pourrait être Louise Bourgeois ou Gertrude Stein, assurément une grande dame.

La famille Kerdudo se baigne à Saint-Michel-en-Grève (aujourd’hui recouverte d’algues vertes, honte à qui sait), le chien tenu hors de l’eau : beauté d’une famille dont les visages sont jeunes, modernes, d’aujourd’hui malgré les dizaines d’années passées et le travail de la mort.

Apparition de Perrine Le Guyader, sa mère, en habit traditionnel près d’un talus.

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© Compagnie Papier Théâtre

Emile, le neveu, est photographié à de multiples reprises, à la plage, dans la ferme familiale, en écolier, et jusque sur son lit de mort alors qu’il était encore jeune homme.

Beauté déchirante de ces images, de cette intimité, de cette vie si courte.

« Naître et grandir », « Apprendre, jouer, se distraire », « Se marier, construire une famille, les femmes », « Travailler pour vivre », « Travailler ensemble : les battages », « Construire, se déplacer », « Avant, pendant et après les guerres 1914-1918, 1939-1945 », « Croire », « Décéder, se souvenir », « Les insolites remarquables », les chapitres se succèdent, chaque image arrêtant le regard, chaque photographie relevant de l’extraordinaire de l’art d’embaumement moderne.

Beauté des regards des Apaches armoricains ponctués de témoignages précieux : « Les femmes ne se coupaient pas leurs cheveux sinon elles ne pouvaient plus mettre leur coiffe. Je me souviens de ma mère, elle cuisait l’amidon pour les coiffes et le mettait à la main sur le tulle. Il y avait un moule pour la forme de chaque coiffe. Elle repassait avec un grand fer avec du charbon de bois dedans. Elle avait chaud, toute la journée debout jusqu’à minuit. »

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© Compagnie Papier Théâtre

Rituel de la photo collective à l’occasion des petits et grands événements : joueurs de boules bretonnes, classes d’écoles primaires, orchestres, représentations théâtrales, courses cyclistes, mariages…

Pose des familles très nombreuses devant leur maison de pierre, un portrait ajouté parfois figurant un membre décédé.

Des sabotiers, des couturières, des laveuses, des bourreliers, des bouchers, des employés de la compagnie de chemin de fer du Trégor, des cafetiers, des boulangers, des journalistes, des pêcheurs, des charrons, des paysans bien sûr.

Le moment du battage rassemble les familles et les voisins, se terminant souvent en banquets arrosés d’alcool et de chansons (dont quelques textes retrouvés par Pierre Salaün sont donnés ici).

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© Compagnie Papier Théâtre

On se déplace à pied, en vélo, en charrette, en char à banc, en train, et parfois en automobile Gaston Barré, Peugeot, Citroën, ou Renault.

Mais la guerre est là, il faut partir, en n’oubliant pas de se faire tirer le portrait, on ne sait jamais.

Prions chers enfants pour le salut de nos frères, de nos pères, et de la France.

Ouvrage rare, fascinant, ouvert à la recherche, Madame Yvonne paraît inépuisable, en sa vue générale d’un territoire et de ses habitants révélant le monde d’hier, mais comme au présent, sans nostalgie.

« Le passé ne passe pas, il n’est même pas passé », écrivait Faulkner.

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Madame Yvonne, photographies Yvonne Kerdudo, préface Gwenola Furic, textes de Pascale Laronze et Pierre Salaün, postface Marc Rapilliard, témoignages de Yvonne Verdyn et Marie-Reine Perret, Filigranes Editions / Cie Papier Théâtre, 2020, 364 pages – 300 photographies en bichromie

Filigranes Editions

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© Compagnie Papier Théâtre

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Pôle Image Rural

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Se procurer Madame Yvonne

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