« Nous voici tout à la fois dans l’ampleur de la cathédrale et dans l’intimité de la chambre, dans la synthèse impossible d’une cantate et d’une sonatine. »
On peut considérer Carré de ciel, explique dans une note son auteur Jean-Louis Schefer (P.O.L., 2019), livre influencé par le Dictionnaire étymologique de Vossius (1577-1649), comme un support de mémoire, un Wunderblock freudien, bloc-notes magique, «support matérialisé de l’appareil mnésique qu’habituellement je porte en moi de façon invisible » (1925), certes promis, telle une ardoise magique, à l’effacement.
Il faudrait imaginer une collection de peintures fantômes, un brouillard de détails levés dans les écrits, les écritures, par exemple de « Balzac, ou Proust, Barbey, écrivant sur les cheveux des vierges de Memling », les Goncourt sur La Ronde de nuit de Rembrandt.
Entrer dans un tableau, une fenêtre, une lumière, une fiction, une musique.
« Les tableaux avaient ce privilège sur toute autre image détachée des réalités qu’en eux ce qu’on nomme une surface demeure indestructible parce que, comme une eau jaillissante, elle ne cesse de se renouveler, qu’elle n’a ni fond ni plan d’arrêt et que le hasard des traits ou des taches y fait apparaître les fantômes capricieux de nos premiers désirs : celui, tout d’abord, dont nous ferons le motif entêté de notre vie, de ne pas être là parce ce qui deviendra notre pensée, notre idée perpétuelle – qui a dû très tôt tenir la place de cet ange gardien dont le catéchisme avait inventé l’instance policière – et que cette chose impalpable en laquelle nous logions une espèce d’âme, était inassignable en un lieu et un temps. »
La peinture produit un tremblement de réalité, une mise à distance de toutes choses, nous rappelant l’écart entre notre vie même et ce à quoi elle ouvre en sa fenêtre de vision menant, comme dans L’Annonciation de Piero della Francesca (Polyptique de Saint Antoine) au vertige d’une plaque de marbre.
Ouvrir une fenêtre, ouvrir un dictionnaire, se laisser happer par l’étymologie, rester muet ou crier.
Au commencement était la rencontre de la lumière et de la musique sur une toile de baptiste blanche.
Et Jean-Louis Schefer de se rendre aux Pays-Bas, pour voir des peintures d’Emmanuel de Witte, de Gerard ter Borch, ou de Pieter Janssens Elinga.
Pourquoi des fenêtres dans des tableaux ?
La lumière protestante du XVIIe siècle hollandais est-elle plus intérieure que la lumière du Sud, catholique et libertin ?
La lumière passant par la fenêtre transforme les corps solides en rêveries, en constellations de riens, en points musicaux. Elle se heurte à la géométrie, qu’elle fait fondre, rend friable.
Jean-Louis Schefer distingue « deux types de peinture ou deux âges de l’imaginaire lumineux ou chromatique. Et si l’on veut, deux lumières ; l’une cartésienne, linéaire, occupée du dessin et des volumes, l’autre d’allure newtonienne, occupée de la contamination et de l’analyse chromatique des corps. Mais cette distinction recoupe celle d’une peinture lisse et d’une peinture rugueuse, c’est-à-dire des effets de signature portés par la touche. »
Il est en outre deux types de fenêtres très différentes, « les fenêtres italiennes, dépourvues de vitre, sont des découpes de mur à travers lesquelles est mis en scène quelque chose comme un souvenir de situation », quand les fenêtres du Nord sont des « châssis articulés pourvus de vitrage, différemment orientés et ouverts, entrouverts de façon à moduler les faisceaux lumineux ou à refléter une partie de la composition », n’ouvrant sur rien.
Des tableaux sont étudiés, le Portrait de Jan Six, de Rembrandt, les multiples « Jeune femme lisant une lettre » de Vermeer (notamment celui de Dresde), L’Atelier au mimosa de Pierre Bonnard (un vitrail), des intuitions levées (rapprocher les énigmes de la Mélancolie de Cranach de la peinture surréaliste d’un Tanguy ou d’un Dali), des propositions déployées : « Il y aurait quelque malice à faire se côtoyer le bel espace musical d’Emmanuel de Witte et le saint Augustin écrivant de Carpaccio. L’un et l’autre cependant jouissent de la même lumière ou transcrivent la même source de jour divisée en lames verticales. »
Comment pense-t-on chez chacun ? « Chez Carpaccio, comme toujours chez les Italiens avant la dramatisation des Carrache et du Caravage, le jour n’est pas qualifié : la lumière ne comporte ni qualités particulières ni degrés. Elle est égale et n’a d’autre réalité qu’une espèce de vide, condition d’une perception optimale d’une particularité des objets. »
La lumière passant par la fenêtre est une métaphysique, une qualité d’air et de présence, une sensibilité, une morale peut-être.
Diderot : « Chardin est un magicien, il peint l’air autour des objets ; regardez ces prunes couvertes d’une légère brume ! ne dirait-on pas que l’on vient, à l’instant… »
Jean-Louis Schefer évoque ainsi, dans une sorte d’ivresse d’intelligence, nombre de peintres, pensant avec leurs fenêtres, leurs lumières, des qualités de présence, Edgar Degas, Dürer, Memling, Goya, Turner, Odilon Redon, Mantegna, Poussin, invitant chacun à reconsidérer l’histoire de la peinture en fonction de ses instants de fenêtres, et de ses beaux caprices.
« Que cherchons-nous dans la peinture, dans les romans ? A jouer de l’image du monde comme l’on joue d’un instrument ? A vérifier un principe d’irréalité qui côtoie notre représentation du monde, à remuer des images dans l’eau : la mémoire, l’illusion les ressemblances fugaces en sont l’interprétation variée. »
Puis, écrit-il en épilogue : « Le tableau (mais il peut être aussi bien une page, une sonate) s’organise autour d’une chose captive qu’il n’expose pas : le moment d’un acte, un suspens de lumière, le moment inchoatif d’une pensée dans l’hésitation maintenue de sa forme comme un gel qui prend. Mais c’est l’impensable assumé dans le travail des figures, jusqu’à ce que j’imagine comme leurs atomes : est visible ce qui se détruit, le déséquilibre dans lequel le monde un instant est une figure en train de se démultiplier en une végétation pliée à nos désirs. »
Il s’agit ici d’interroger des atomes, des poussières s’inventant densités de lumière.
Jean-Louis Schefer, Carré de ciel, P.O.L., 2019, 158 pages