Wittgenstein vomit les tièdes, par Roland Jaccard, écrivain

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Wittgenstein, Ludwig

« D’une certaine manière, il vivra avec la conviction que le suicide est la solution la plus convenable, lorsqu’un homme cesse d’être à  la hauteur de ses exigences morales. »

Drôle de type que Ludwig Wittgenstein (1889-1951), génial, fascinant, et insupportable.

Arrogant, misogyne à l’extrême, volontiers antisémite (judéité niée), l’auteur du fameux Tractatus logico-philosophicus a tout pour déplaire, et tout pour emporter l’adhésion dans sa recherche radicale de vérité.

« On ne peut raisonnablement sentir de la rage, même contre Hitler, encore moins contre Dieu », avait-il énoncé de façon énigmatique.

Passionné de logique et de mathématiques, le philosophe autrichien a-t-il cherché à supprimer l’idée même de poésie, voire de métaphysique, dans la forme stricte de la grammaire absolue ?

Dans un livre passionnant, L’enquête de Wittgenstein (PUF, 1998 / Arléa, 2019), Roland Jaccard, proche en la saveur de ses coupes biographiques d’un Stefan Zweig, fait le portrait sans concession d’un homme ne supportant ni les compromis, ni les tièdes.

Fruit sublime du cerveau, la philosophie est aussi celui du corps, de l’idiosyncrasie de qui élabore thèses, concepts et propositions : tel est l’enjeu d’un ouvrage liant la raison à la chair, au système nerveux, aux os, et aux coups reçus (physiques/psychiques) du petit d’homme (un père viennois richissime très autoritaire, dont trois des fils se suicideront) rêvant de surmonter sa cause efficiente, dans la pureté et l’inébranlable des idées exactes.

Wittgenstein se considérait comme un « salaud », un monstre, a freak : « Ich bin ein Schweinehund », répétait-il.

Il aurait pu, selon Roland Jaccard, être un personnage d’un roman de Scott Fitzgerald, sublime et fêlé, snob et pourtant peuple.

« Ce sera d’ailleurs un des paradoxes de Wittgenstein : snob et aristocrate par sa sensibilité maladive, il n’aura de cesse de renoncer à ses privilèges et d’aspirer à se rapprocher du peuple. Ce peuple qui le dégoûte, qu’il traite volontiers de « fumier », il ne renoncera jamais à l’idée de l’élever, de l’amener à une certaine conscience spirituelle. »

Influencé philosophiquement par Arthur Schopenhauer, grand admirateur de l’essai d’Otto Weininger, Sexe et Caractère (le seul juif qui aurait mérité de vivre, pour Hitler) et de l’impitoyable satiriste Karl Kraus, Wittgenstein, qui jugeait sévèrement son homosexualité et son goût pour les bas-fonds, cherchait l’intégrité, au risque de la folie.

Jaccard cite ainsi Kraus, ce frère de rage : « Ces médecins des âmes qui détruisent le génie à nos yeux en l’appelant pathologique, on devrait leur fracasser le crâne avec les œuvres complètes du génie en question… On devrait écraser à coups de talon tous les rationalistes bienfaiteurs de l’humanité normale qui rassurent les gens incapables d’apprécier les produits de l’esprit et de l’imagination. »

Nous avons, pense Wittgenstein, le devoir de génialité, ou l’obligation de nous taire.

Ayant étudié à Berlin et Manchester les lois de l’aéronautique, Ludwig choisit finalement, contre l’avis paternel – dont la mort par cancer sera vécue comme une libération, l’enfant soulagé allant jusqu’à renoncer à son héritage – la voie de la philosophie.

A Cambridge, Bertrand Russell sera son initiateur, avant que de le repousser violemment : « Si la figure de Russell, écrit Roland Jaccard, évoque celle de Voltaire, dans les traits encore incertains de Wittgenstein on reconnaît déjà celle de Rousseau, Rousseau dont il partagera le goût pour les confessions, l’inclination à se mettre dans des situations scabreuses ainsi qu’une forme de masochisme. »

Engagé comme simple soldat dans l’armée autrichienne durant la Première Guerre mondiale – sans tirer un seul coup de feu, semble-t-il -, Wittgenstein fut aussi, voyez-y merveille, un végétarien convaincu.

Il lui fallait la proximité de la mort, l’épreuve du courage, de la peur, de la lâcheté, la guerre le rendant « un peu plus lucide encore sur son manque de dignité ».

Exprimant sa pensée sous la forme aphoristique, à l’instar du maître en la matière, Georg Christoph Lichtenberg, Wittgenstein exprime par cette célèbre formule l’essence même de sa pensée : « Tout ce qui peut être dit, peut être dit clairement, et tout ce dont on ne peut parler, il faut le taire. »

Le parfait logicien traverse le monde en étranger, ballotté entre son idéal de pureté et sa passion tourmentée pour les garçons du peuple.

 Il y a chez lui, qui mena une vie d’errance en Irlande et aux Etats-Unis tout en ayant la tentation régulière du monastère, un mélange d’exaltation et d’effondrement, qui l’épuise tout en le maintenant debout.

« Tous ses proches l’ont relevé : à la fin de ses cours, toujours improvisés, Wittgenstein éprouvait un profond sentiment de dégoût de lui-même, de tout ce qu’il avait dit, de tout qu’il n’avait pas su dire. Alors, il filait au cinéma où il s’installait au premier rang pour être immergé dans le film. »

Un film hollywoodien, où perdre la raison, où n’être rien qu’un faisceau de lumière absorbé par l’inutile.

Mais pourquoi tant aimer cet homme impossible (en fin d’ouvrage, Roland Jaccard réunit cinquante propositions) ? « Parce qu’il existe d’étranges affinités entre Wittgenstein et Thelonious Monk. On ne peut imiter ni l’un ni l’autre – ils sont trop compliqués, trop personnels. Ce sont des musiciens du silence. »

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Roland Jaccard, L’enquête de Wittgenstein, Arléa, 2019, 140 pages

Editions Arléa

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Se procurerL’Enquête de Wittgenstein 

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