Ecrit à la demande de Yann Robin, qui a composé à partir de ce texte une pièce de musique, créée le 12 mai 2018 au théâtre de la Criée de Marseille dans une mise en scène d’Arthur Nauzyciel (récitante soprane Elise Chauvin), Papillon noir est un monologue féminin composé par Yannick Haenel.
Il y est question d’une femme qui chute, d’un accident, d’une traversée de la mort, d’un requin qui tournoie, comme chez Lautréamont, puis s’enfuit, sans cesser de guetter.
L’écriture se mesure à l’impossible, c’est le sens même de l’art.
Des cendres volent, comme là-bas, autrefois, au centre de l’Europe, jamais redescendues.
Des éclairs.
Des scènes.
Des baisers.
Des chevelures mêlées, garçons et filles.
La vie se souvient d’avoir vécu, se rappelle les éblouissements qui la fondent en vérité.
La vie vivante est hypermnésique.
« J’aurais voulu aimer cette femme-là, par exemple, la brune si rapide, si gracieuse ; et cet homme aussi, avec son manteau bleu, son téléphone, ses mains qui savent ; et celle-là avec ses bijoux en or et ses ongles rouges : c’est affreux, j’aurais voulu aimer tous les hommes et toutes les femmes dans la rue quand je croise des gens je les imagine toujours nus – je ne peux pas m’en empêcher – je suis vivante – VI-VANTE – venez à moi mes beaux amants – mes belles amantes – mais qu’est-ce que vous faites là ? – vous vous connaissez ? – toi, je croyais que tu étais mort – toi aussi ma chérie – – – venez dans mes bras sentir mes seins tout parfumés – embrassons-nous prenez-moi fort – les nuits dans les bars à danser qu’est-ce qu’on a pu s’aimer – – – c’est fou que vous soyez tous là – on dirait des fleurs autour de moi. »
Le Paradis s’est ouvert, il n’y a plus de temps, plus d’espace, mais une simultanéité de sensations, de souvenirs, une félicité de corps.
La vie vivante ouvre la langue.
« pétrir tes fesses pendant que tu me prends »
La vie vivante est exultation.
« j’ai tellement envie de baiser – un verre aussi ce serait pas de refus »
Danse des ombres avec la lumière.
« j’étais tombée folle amoureuse d’un ange »
L’extase de la mort, de la vie opératique.
Les premiers rayons du soleil illuminent une Vierge et son double inversé, l’envoyé de la parole incarnée.
« Je suis tombée dans un trou qu’a ouvert l’ange en disparaissant et ne suis jamais revenue. »
Le trou engloutit, mais c’est une aussi une arche, un espoir fou, un passage gnostique.
Fontaine érotique des mots, des phrases, de la vie vivante de la femme perdue, sauvée.
Il y a l’absence, et les seins de nacre.
Il y a le noir, l’instant de la mort, la jouissance, le psaume des mains tendues, des bougies, un texte brûlant comme une prière.
La récitante se tait, est tue, avalée par la bouche qui toujours nie, vivante pourtant dans la vibration ininterrompue de sa gorge, tue, ouverte, donnée aux spectateurs, caressée sans limites.
Yannick Haenel, Papillon noir suivi de Longer à pas de loup, Gallimard, 2020, 52 pages
Yannick Haenel – site Gallimard
Papillon noir sera à l’affiche de l’Opéra de Rennes durant la saison 2020-2021, dans une mise en scène d’Arthur Nauzyciel