© Michel Eisenlohr
Connaissez-vous les ouvrages fortifiés de la Roya Bévéra, de l’Ubaye, du Briançonnais ?
La batterie de Chaberton ? Le fort de la Croix de Bretagne ? Le fortin de Restefond ? L’ouvrage du Balcon de Marta ?
Le photographe Michel Eisenlohr, dont l’esprit d’aventure se nourrit de littérature de voyage, est allé, entre 2015 et 2020, à la rencontre de ce patrimoine quelque peu délaissé, voire abandonné, dont témoigne un très bel ouvrage de grand format, Forts des confins, publié par Arnaud Bizalion Editeur.
© Michel Eisenlohr
Il ne s’agit pas d’un inventaire ou d’une recension systématique, mais de faire prendre conscience en donnant à voir, écrit Robert Jourdan, conservateur régional des monuments historiques, « ces fragments d’architecture de défense, aux confins des monts et des frontières ».
Ce pourrait être un travail purement documentaire, mais c’est d’abord, dans la continuité des missions photographiques du XIXe siècle, un regard d’artiste, non de pur géomètre ou d’archiviste, sur des sites peu connus, difficiles d’accès, « parfois enterrés, précise le photographe, camouflés dans le paysage ou au contraire impressionnants et majestueux comme des signaux de défense, des silhouettes de vigies ».
© Michel Eisenlohr
Il a fallu, pour mener à bien un tel projet, apprivoiser les lieux, les arpenter, les éprouver, les rêver, dormir à leurs côtés, se lever avec leur soleil, avoir froid avec eux.
Il a fallu beaucoup marcher, prendre des risques quelquefois, ne pas craindre d’être déstabilisé, la découverte du mystère est à ce prix, si l’on souhaite établir avec chaque endroit un rapport véritablement intime.
De l’autre côté de la frontière reposent l’Italie, et toutes sortes de raisons historiques de redouter les conquérants.
© Michel Eisenlohr
En 1914, en 1939, en 1866, en 1929, en 1880, en 1931…
Le promeneur des confins voit ces fortications, dérisoires désormais dans leur gloire effondrée, bien moins solides que les nuages qui les traversent.
Rien ne bouge, tout change, tout est drame et dérision dans le retour des saisons.
Les paysages sont somptueux, tempétueux, et souvent très nets dans leurs lignes de force.
© Michel Eisenlohr
Le photographe avance dans les brumes et les neiges, personnage buzattien égaré dans un désert de roches.
Il est louable certainement de chercher à conserver la mémoire de tels édifices, mais, finalement, ne préfigurent-ils pas notre propre destin, et n’est-il pas inutile de se battre de façon volontariste contre le vent des moulins ?
Le mur effrité est peut-être désolant, mais il est très beau aussi, ainsi que la glace ayant pris possession des lieux, et les machineries rouillées de la puissance guerrière, le plâtre sur le sol, les graffiti.
© Michel Eisenlohr
Des forts ? Oui-da, mais surtout l’immense force visuelle de chacun de ces endroits où sont venues se placer des constructions de défense.
On imagine pour les soldats dépêchés en ces hauteurs des exaltations, et de profonds ennuis métaphysiques.
Des forêts incroyables, des sommets vertigineux, des paysages à couper le souffle, mais les meurtrières sont si petites, qui indiquent davantage la cécité humaine, que sa clairvoyance.
© Michel Eisenlohr
Il y a des impacts de balles, des slogans de matamore (le canon recule, l’artilleur jamais ; qui s’y frotte, s’y pique), mais surtout la mélancolie d’aplats de couleur dégradés par le temps, et des structures métalliques devenues de quasi abstractions.
La montagne se rit de ces ridicules bras d’honneur aux supposés ennemis, elle en a vu et verra d’autres, les barbares ne manquent pas.
Forts des confins est une méditation sur la véritable nature de ce qu’est la puissance.
Michel Eisenlohr, Forts des confins, textes Bernard Collet et Robert Jourdan, graphisme Emmanuelle Ancona, Arnaud Bizalion Editeur, 2020, 152 pages
© Michel Eisenlohr