« blanc sur blanc la lumière enlève les bords, métallique ou de plomb une couleur toxique sonne comme un silence dans ce cadre asséché, ils sont moitié immobiles entre le blé et le tabac trié enroulé et classé à même le sol antique tout pèse c’est un curieux sortilège domestique, un ennui si profond que doit déjouer en rythme insensé le violino celui du barbier, le tamburello celui du paysan et le pisarmonica du fossoyeur, quand l’été est là à midi l’heure sans ombre et sans aucun dégradé »
Notre actuelle folie collective sur fond de politique sécuritaire ne produit rien que beaucoup de détestation, de haine de soi et de rejet de l’autre.
Il faut absolument trouver les chemins d’évasion, ne rien concéder à l’époque, renouer, à l’écart et loin des bavardages meurtriers, avec l’idée même de civilisation.
Nous sommes de nouveau des chercheurs de feu, dans le dé-monde.
Et il nous faut concevoir de nouveaux rites de dépossession.
On peut trouver dans le ventre numérique un documentaire de 18 minutes tourné en 1962 par Gian Franco Mingozzi, s’intitulant Tarantula.
Il est merveilleux, montrant les Pouilles en sa riche disette, entre soleil implacable et terres rudes, églises baroques et lions de pierre, présence de ruines romaines et draps blancs de Dieu.
Le peuple est pasolinien, païen, échappant encore à la médiatisation de son existence par l’envahissement spectaculaire.
Les misérables sont seuls face au destin, mais ensemble, dans une cuisine, alors que se déroule une cérémonie sauvage derrière le rideau du salon.
Un accordéon, un tambourin, un violon.
Une transe a lieu, à effet cathartique.
L’araignée a mordu l’enfant, la vieille, les musiciens, les ouvriers, les paysans, les hommes et femmes en prière, alors saisis de convulsions.
Il ne faut pas arrêter le mouvement – le pourrait-on d’ailleurs ? -, mais aller jusqu’au bout de la possession, afin de se rétablir en puissance, individuellement et collectivement.
Ce film sidérant, Suzanne Doppelt l’a vu, en faisant la matière d’un livre échappant à toute nomination rapide, Meta donna, chez P.O.L.
La Méthadone est un opiacé utilisé comme substitut à l’héroïne dans un traitement de dépendance, quand la Meta donna pourrait être la formule même de la poésie, la métaphore du dépassement, du surpassement, de l’ivresse, de la conversion à l’intégralité du sans mesure de l’existence poétique.
« Le 29 juin de chaque année le passé revient si rien ne l’arrête il devient une habitude, avec le masque de l’araignée plus celui de la stupeur un va-et-vient une rengaine sur tous les tons, une cérémonie ouverte qui dure le temps d’une journée amnésique et costumée, une très belle passion cinétique »
Il y a peu de points dans l’écriture de Suzanne Doppelt, mais un flux verbal, un tissage de mots, un ruban d’ellipses.
Meta donna possède deux régimes textuels différents, l’un, écrit en italique, regardera directement le film de Gian Franco Mingozzi, le fera parler si l’on veut, l’autre dira l’acrobate, le pendu, le possédé en ses vertiges et égarements.
Y aurait-il un équivalent littéraire à la pizzica ? « voler parmi d’autres débris glisser serpenter danser puis retomber sur la terre ferme aussi plate qu’une punaise »
Combien avons-nous de pattes pour nous tenir à peu près droits sur la poussière de nos vies ?
Il y a quelques photographies dans Meta donna, mais très peu, de moins en moins peut-être dans les livres de Suzanne Doppelt, et quelques dessins.
Ce sont des notes sur une partition aérienne, des entrelacs d’ombres et de lumières, de plans, de fils.
A sa façon, Suzanne Doppelt fait l’araignée, se sauve de la mélancolie par le moteur des pas, des traces, des mélodies, qui déjoueront le temps fixé.
Les nuits de juin, on ne dort qu’à demi d’un sommeil transparent (Victor Hugo), attendant, si l’on est de Galatina, dans le Salento, la fin du mois pour enfin recevoir le baiser qui nous fera tomber de notre boite, tel un diable s’écrasant sur le sol.
« On ne naît pas araignée, on le devient un beau jour d’un seul coup ou par degré », écrivait autrefois, un 29 juin sûrement, Simone de Beauvoir.
On tisse, on cherche l’équilibre, on entoile, comme un écrivain.
Chez Ovide, une jeune lydienne, excellente brodeuse, ayant défié Minerve, est changée en arachnide.
Tout le village maintenant se convulse, perd la tête, détrame, la relance des dés du jour de la nouvelle année d’été est à ce prix.
La tisseuse a roulé, s’est cognée contre les meubles, s’est frappée la tête contre les cailloux, là, sur le parvis de l’église.
Maintenant « il fait un peu jour dans la nuit et elle ignore ce qu’elle a fait avant »
Suzanne Doppelt, Meta donna, P.O.L., 2020