« Il est étrange, Monsieur Hoffmeister, que tous les instants de cet été me semblent des plus sacrés. »
Il faut imaginer James Joyce entouré de langues de feu, écrivant pendant près de quinze ans Finnegans Wake dans une Pentecôte ininterrompue.
En France, peu nombreux sont les aventuriers ayant tenté de traduire ce monument, don du Verbe, à lire littéralement et dans tous les sens : André du Bouchet (1962), Philippe Lavergne (1982) et Philippe Blanchon (chapitre 8, éditions de La Nerthe, 2018) pour les principaux – avec participation de Samuel Beckett.
D’abord appelé Work in progress, Finnegans Wake fut publié à Londres en 1939, et pour la première fois en français en 1962.
Inédit dans notre pays, l’entretien de Joyce avec son traducteur Adolf Hoffmeister – venu lui remettre chez lui à Paris la première traduction tchèque d’Ulysse -, est une discussion sur son œuvre ultime en cours, notamment le fragment Anna Livia Plurabella.
« Mon travail est un tout, lui déclare l’écrivain irlandais, et il est impossible de le diviser en livres, titrés. Ulysse est, bien sûr, une journée dans une vie, mais cela pourrait être la vie même d’une seconde. Bien sûr, le temps est mesuré par des commencements et des fins. »
Plus loin : « J’avais vingt ans quand j’ai écrit Gens de Dublin et entre Ulysse et Work in Progress, il y a six années de travail minutieux. J’ai fini Ulysse en 1921 et le premier fragment de Work in Progress a été publié dans transition six ans plus tard. La différence tient alors au développement. L’ensemble de mon travail est toujours en cours. »
Lire James Joyce, c’est faire l’épreuve du temps et du langage comme mystère et donation.
« Chacun de mes livres est un livre sur Dublin. Dublin est une ville qui compte environ 300 000 habitants et elle est devenue la ville universelle de mes œuvres. J’ai donc regardé les gens autour de moi. Le portrait était une image de mon moi spirituel. Ulysse a remodelé les impressions individuelles et ce qui était généralement acceptable. Work in Progress transcende la réalité, les individus, l’éternité et la pensée et entre dans la sphère de l’abstraction absolue. Anna et Humphrey sont la ville et son fondateur ; la rivière et la montagne ; mâle et femelle. Il n’y a pas d’action linéaire dans le temps… Partout où le livre commence, il se termine également. »
Chez les Joyce, on est musiciens, Jim (James) joue du piano, notamment pour sa mère souffrante, les notes sont un onguent, une eau de jouvence : « Work in Progress n’est pas écrit en anglais ni en français ni en tchèque ni en irlandais. Anna Livia ne parle aucune de ces langues, elle tient le discours d’une rivière. C’est la rivière Liffey. C’est une femme, c’est Anna Liffey. Ni tout à fait une rivière, ni tout à fait une femme. Elle pourrait être une déesse ou une lavandière, elle est abstraite. ‘Plurabella’ c’est pour les possibilités humoristiques de ses affluents et la diversité de sa beauté. »
Et cet aveu, très profond : « Il s’agit de coupler montagnes et rivières, et de fonder une ville. Je pense qu’un traducteur doit être poète pour comprendre le discours et comprendre la rivière. »
Chez Joyce, Dieu est rabelaisien, hénaurme, tellurique.
Le verbe est Dieu, Wake est réveil, Finnegans Wake est une fête de l’esprit saint.
James Joyce, Entretien avec Adolf Hoffmeister, traduit par Philippe Blanchon, La Nerthe, 2021, 52 pages