Etranger familier, photographier les USA, par Ronan Guillou

01_VanitÚ 1_Mississippi 2012®RonanGuillou

© Ronan Guillou

D’origine bretonne, le photographe Ronan Guillou ne cesse d’arpenter les Etats-Unis en tous sens pour des séries et des livres montrant un pays renouant, jusque dans la déréliction sociale, avec le mythe d’un espace sauvage à conquérir ou reconquérir.

Avalé par les fictions qu’il produit, le territoire américain est ainsi vu comme un fantasme incessant, entre crime et innocence, violence et douceur, jeunesse éternelle et décrépitude.

Dans une esthétique témoignant d’un calme souverain, d’une sorte de paix intérieure dans le non-jugement, le photographe observe une réalité peuplée de signes, de fantômes, d’entre-lieux propices à une discrète surréalité.

Dans une lumière généralement très sensuelle, apparaît un pays à la photogénie intacte, tels des photogrammes d’un film infini.

Ronan Guillou s’intéresse à la fragilité, des êtres et des choses, aux troubles légers dans la perception, à ce qui relève d’un décalage, d’un écart, d’une liberté du vivant dans sa dimension d’indocilité.

Il faut l’imaginer voyager dans la contrée de Walt Whitman, avec une attention flottante, ouvert à ce qui vient et aux nouvelles expériences possibles.

Le sens n’est pas donné d’emblée, il y a d’abord de l’absurdité, une sorte d’étonnement sans élucidation, puis, peu à peu, par la grâce de l’art, un cadre de compréhension offrant aux mythologèmes de l’Amérique la chance d’un rassemblement demeurant in fine interrogatif.

02_OnThe Edge_Nevada 2013®RonanGuillou

© Ronan Guillou

Pourquoi un tel intérêt pour les Etats-Unis ? Le film Paris-Texas de Wim Wenders a-t-il déclenché votre passion pour ce pays ?  Le cinéaste-photographe accompagne d’ailleurs d’un texte votre premier livre, Angel (Trans Photographic Press, 2011) ?

J’étais adolescent et sans culture cinématographique quand j’ai découvert Paris, Texas (1984). Le film de Wim Wenders me révélait des couleurs, des lumières, des panoramas fascinants. J’étais saisi par la force du plan fixe, particulièrement quand Nastassja Kinski et Harry Dean Stanton, antihéros désenchantés, échangent leurs silences dans la cabine d’un peep-show. La musique de Ry Cooder et la photographie éclatante de Robby Müller étaient des nouveautés. La solitude de Travis donnait aux grands espaces qu’il traversait à pied une dimension métaphysique qui me troublait. Avec le scénario de Sam Shepard, Wenders me plongeait dans un imaginaire inédit. Vous devinez ma joie quand il a accepté d’écrire la préface de Angel, mon premier livre. Sans rien savoir de ses réalités, je voyais en l’Amérique une scène de fictions sans bords. Paris, Texas a joué sur ma destinée photographique, c’est certain. Une quinzaine d’années plus tard, j’ai découvert les Etats-Unis en même temps que je me suis découvert photographe.

03_Larimer County - Colorado 2012®RonanGuillou

© Ronan Guillou

Il y a tant à dire sur les États-Unis qui justifie qu’on s’y intéresse. Depuis la fin de l’ère coloniale, leur imprégnation au-delà des frontières nous a partiellement américanisés, avec ce que cela contient de fantasmes ou de rejet. Qu’on l’accepte ou non, elle a fondé une mythologie planétaire, est devenue la culture dominante, à mon sens trop souvent basée sur la réussite économique, sur la conquête. L’Amérique porte en elle les failles de son idéologie, son histoire lointaine ou toute récente en atteste. Sa complexité la rend à la fois fascinante et effrayante, c’est ce qui m’intéresse. D’un côté une nation brutale, sans merci, à la douteuse exemplarité. De l’autre une nation vaste, talentueuse et inventive, engagée pour des causes majeures, gagnées ou en attente de l’être, inspirant d’autres pays à conduire leurs propres luttes. Un pays avec une étonnante capacité à réagir. Voyez les rebonds politiques récents avec l’arrivée de l’administration Biden-Harris. Après quatre ans de conservatisme redoutable aux relents sudistes, l’Amérique, ou disons plutôt une partie de l’Amérique, aspire à un progressisme enviable. Les femmes reviennent, la représentation de la diversité aussi, une Amérindienne dirigera un ministère. C’est en cela qu’elle continue d’intriguer et de fasciner. Pour ma part, ce sont les fêlures géographiques et humaines du pays qui m’intéressent, le vieillissement du nouveau continent, l’ombre quotidienne du rêve, dans un décor à la magnétique photogénie.

04_Crisis Unit - Colorado 2012®RonanGuillou

© Ronan Guillou

Pourquoi le choix constant de la photographie argentique et du moyen format Hasselblad ?

Ce n’est pas une posture nostalgique ! Ce dispositif me projette dans une autre temporalité, une forme de calme et de mesure. Et certainement qu’il est aussi une manière de ritualiser l’acte photographique. J’aime la matérialité du film négatif, son rendu au tirage. J’ai recours au matériel digital pour les travaux de commande ou occasionnellement pour photographier en conditions de lumière difficiles.

05_Chris Collins - Texas 2012®RonanGuillou

© Ronan Guillou

Privilégiez-vous la méthode du hasard dans votre démarche photographique ?

Mon travail n’est pas un large reportage sur l’Amérique. Il tente de croiser intentions documentaires et récit personnel. La photographie d’expériences serait une définition de ma pratique. Je ne sais pas si c’est une méthode ! Expériences avec les humains, les formes, les couleurs, la lumière et les espaces. J’interroge la vie, avec une sensibilité pour la fragilité des êtres et des choses. L’inconnu m’attire, l’intuition me guide, et naturellement elle compte sur le hasard, même quand il s’agit de travaux plus anglés. Je vois en la photographie une manière de vivre librement. En plus de proposer un regard sur le monde, elle permet à la curiosité de s’exprimer, elle légitime votre présence là où vous le désirez, en satisfaisant le désir d’aventure. Dans son film Alice dans les villes, Wim Wenders fait dire au personnage Philip Winter que photographier c’est chercher la preuve de son existence. Je me retrouve dans cette formule, puisque j’envisage la photographie comme une quête de sens, où l’observation du dehors ouvre les voies de l’introspection. Il arrive que ma façon de travailler trouble la cohérence dans le traitement d’un sujet, car je peux être expert en digression ! Je suppose que la cohérence se trouve dans le temps, dans l’unité des points de vue.

07_Plains Market_Colorado USA 2012®RonanGuillou

© Ronan Guillou

Quelles sont vos inspirations dans le traitement de la couleur ? Je pense bien entendu aux grands coloristes américains, William Eggleston, Stephen Shore, Saul Leiter, mais aussi à Edward Hopper.

J’aime les œuvres des artistes que vous citez. Je pense aussi à Gordon Parks ou Jacob Holdt, la couleur de Doisneau à Palm Springs, l’œuvre de Nan Goldin. Le livre remarquable de Mike Brodie A period of juvenile prosperity m’évoque les textures de l’Amérique traversée par Kerouac. Au cinéma je pense aux couleurs des films de Cassavetes, des frères Coen ou de Jeff Nichols.

06_Tammy's Family - Montgomery, AL®RonanGuillou

© Ronan Guillou

Rattachez-vous votre façon de photographier la rue aux maîtres de la street photography ?

C’était certainement l’intention quand je cherchais à appartenir à un genre photographique, et que j’aimais l’esthétique du surgissement (Gilles Mora) des maîtres de la street photography. Le temps m’a fait comprendre qu’appartenir à un groupe ne saurait me définir en tant que personne. Il en va de même pour ma photographie que je souhaite libre et décloisonnée comme je le disais plus tôt. Et puis le temps a mis mon regard à distance des grandes villes, m’éloignant de ce fait de la photographie de rue. Les mégapoles ne disent pas tout d’un pays ou d’un peuple, les rencontres ont une autre dimension au-delà du monde urbain.

08_Webb's-BatonRouge-Louisiane ®RonanGuillou

© Ronan Guillou

L’identité « photographe français aux Etats-Unis » vous importe-t-elle ? Y a-t-il un tropisme français dans votre regard, ou est-il aboli lorsque vous êtes par exemple à Los Angeles ou à Detroit, dans le Michigan ?

Dans la postface de Country Limit, Michel Poivert me voit comme un visiteur, ça me correspond, et cela indépendamment de ma nationalité. Rencontreur me conviendrait autant, ou passenger si je pense à la chanson d’Iggy Pop. Après de nombreuses années à fréquenter l’Amérique, j’ai pu comprendre et m’approprier certains de ses codes, ce qui a sans doute fait de moi un étranger familier, alors je ne sais dire s’il y a un tropisme français dans ma manière d’observer ou dans le choix des sujets que je photographie.

09_Trailer Sisters - Alabama 2012®RonanGuillou

© Ronan Guillou

Vous privilégiez généralement une lumière très sensuelle. Dialoguez-vous quelquefois intérieurement avec l’œuvre de Christophe Bourguedieu ?

C’est le cas de la plupart d’entre nous, photographes, la combinaison d’une lumière et de couleurs peut suffire à aspirer le regard dans ce qu’elle peut révéler de formes, animées ou non. Cela me plaît si on y trouve de la sensualité, car mes sujets n’ont pas toujours cette parure.

Christophe Bourguedieu évoque la force motrice de l’attention flottante. Je m’y retrouve certainement. Mon interprétation de l’attention flottante est qu’elle est une liberté qui s’exprime, reliée à votre disposition mentale à recevoir ce qui vous entoure, à contempler ce que vous traversez, aux vibrations. Il y a intériorité et extériorité. La photographie est une expérience sensorielle, parfois méditative, un événement physique. Il ne s’agit pas uniquement du cadre. Peut-être, comme pour Christophe Bourguedieu, s’agit-il aussi du hors-champ, les sons ou les silences qui vous entourent, les odeurs, le vent qui vous prend, la température. Vous êtes relié à un environnement, à un tout.

10_Taryl&Josh_Alaska 2015®RonanGuillou

© Ronan Guillou

Vos portraits d’adolescents n’ont-ils pas quelques parentés avec ceux de Larry Clark ?

Je ne l’aurais pas pensé !

11_Kuskokwim rover Alaska 2014®RonanGuillou

© Ronan Guillou

Pour décrire vos photographies, Héloïse Conésa, conservatrice de la Bibliothèque nationale de France, emploie l’expression de « réalisme merveilleux ». Qu’en pensez-vous ? J’évoquerais peut-être quant à moi une sorte de discrète surréalité.

C’est vrai que chaque chose dite ordinaire, si on prend le temps de l’observer, possède en elle une surréalité que la photographie peut révéler. Il y a cette citation connue de Claude Monet où il dit ce que je cherche à reproduire, c’est ce qu’il y a entre le motif et moi. Tenter de transcender le commun fait partie du plaisir de la composition, même si je crois que la peinture offre bien plus de possibilités que la photographie. J’aime dialoguer avec les formes, qu’elles soient organiques ou manufacturées, chercher autour d’elles, en leur donnant une lecture qui dépasse le langage documentaire ou informatif.

13_LasVegas2013®RonanGuillou

© Ronan Guillou

Que lisez-vous lorsque vous arpentez ainsi en tous sens les Etats-Unis ?

Pour le prochain projet à Glasgow dans le Montana, j’emporterai Feuilles d’herbe de Walt Whitman, et un recueil d’Emily Dickinson.

21_Ron-Hawaii1-29-1137-11Kawika_Hawaii 2016®RonanGuillou

© Ronan Guillou

Country Limit est-il un livre sur la fragilité du mythe américain, sa persistance malgré tout, malgré la décrépitude, l’usure, la mélancolie ?

Oui, c’est le cas d’un des deux volets de Country Limit où au-delà même du mythe américain, il est question de la fragilité humaine au sens universel, de la déliquescence des choses et de marges sociales. L’autre volet du livre est un dialogue entre civilisation et nature dans les entre-lieux de l’Amérique. J’ai souhaité suivre le sillage des New Topographics, ce courant né dans les années 70 qui traite des paysages altérés par l’humain et a également inspiré la série Las Vegas Topographics.

23_Anisa&Niv_Hawaii2016®RonanGuillou

© Ronan Guillou

La question de la persistance de la ségrégation raciale n’apparaît-elle pas en filigrane dans votre œuvre, comme une tension sous-jacente ?

Peut-être est-ce perceptible pour certaines de mes photographies, car je crois sentir chez les Afro-Américains que je rencontre les empreintes de l’oppression. En visiteur de l’Amérique je ne peux ignorer ni son passé ni son présent où les violences raciales continuent de se produire, et je suis naturellement sensible à toutes formes de discriminations. C’est aussi mon attachement personnel pour les Afro-Américains que j’exprime, mon lien à eux qui trouve sa première origine dans leur musique, depuis les champs de coton jusqu’à la culture hip-hop. Au sens plus large, c’est l’humanité qui affleure chez chacun et chacune qui m’intéresse, indépendamment des considérations ethniques. C’est pour moi primordial d’avoir un attachement pour les sujets que je photographie. Soit qu’ils disent quelque chose de notre société qui me touche, ou du fait du lien personnel que j’ai à eux, soit qu’ils ont une beauté à laquelle je suis sensible.

25_LasVegasTopographics2019®RonanGuillou

© Ronan Guillou

Country Limit ne montre-t-il pas une Amérique revenant à son état sauvage, peuplée d’herbes folles et d’animaux en liberté, un pays se retransformant en un véritable far ouest ?

En accomplissant ce projet, j’y ai surtout constaté un far ouest social qui dit l’âpreté de l’existence pour certaines personnes reléguées dans des zones géographiques éloignées de tout.

26_LasVegasTopographics2019®RonanGuillou

© Ronan Guillou

Vous travaillez actuellement sur les Etats de l’Alaska et de Hawaï. Votre corpus d’images est-il achevé ? Comment avez-vous conçu ces nouvelles séries ? Percevez-vous dans votre regard et votre esthétique des modulations, voire des radicalités nouvelles, depuis votre premier livre ?

Le projet à Hawaï n’est pas terminé. Je m’y suis rendu trois fois, sur île d’Oahu. Or il y a d’autres îles que je souhaite parcourir. Hawaï est un Etat intéressant à observer tant il est loin des codes de l’Amérique continentale que nous connaissons, et que la vie insulaire est un sujet en soi.

Depuis les livres Angel et Country Limit, ma manière de travailler a changé en ce sens que je reste plus longtemps sur un territoire choisi. Avant je passais, aujourd’hui je reste. C’était le cas pour la ville de Truth or Consequences où je restais quinze jours, à Las Vegas, en Alaska ou à Hawaï, où chaque séjour durait un mois. Cela conduit dont à une relation différente avec les gens et les lieux.  Mon regard a certainement changé, du fait de mon rapport au territoire qui évolue, aux sujets choisis, de ce que je suis, de mon expérience sur la vie. Mais si je remonte le fil des archives, j’y vois aussi des permanences. J’aspire à de nouvelles variations pour les prochains projets, sans pouvoir les définir encore.

27_Jenny_LasVegas 2019®RonanGuillou

© Ronan Guillou

Quelle serait la bande son idéale pour regarder vos livres ? On pourrait peut-être commencer par Ry Cooder.

Elle serait variée !  A l’image des bandes son que j’emmène avec moi quand je voyage. Mélange de hiphop, de blues, de soul, de rock anglais et de pop anglaise, de Gainsbourg et de classique.

A l’issue du premier confinement, vous avez réalisé une très belle série située dans les Monts d’Arrée, dans le Finistère. Quel est votre lien à la terre, aux ciels et aux populations bretonnes ? N’êtes-vous d’ailleurs pas bien davantage un photographe des grands espaces urbains ou des lieux de la ruralité que des rives, peu représentées chez vous ? Votre travail le long du fleuve Maroni en Guyane et à Hawaï ne marquent-ils pas cependant une évolution vers l’élément liquide ?

C’est vrai que mes photographies ne le disent pas, l’élément marin est ma source absolue. Mon repaire est une petite ville sur les côtes du Finistère nord. Depuis l’enfance, je navigue sur des voiliers, en Atlantique, en Manche et sur la Méditerranée. Les travaux en Guyane et Hawaï sont en effet les seuls en rapport avec l’eau ou la mer. Mais je travaille en ce moment à la rédaction d’un projet, dont l’ambition m’effraie un peu, où la mer, la navigation à voile, l’arrivée sur les côtes et la rencontre avec leur histoire, sont le cœur du sujet. 

28_Carol_LasVegas 2019®RonanGuillou

© Ronan Guillou

Qu’est-ce que le projet La mort aussi bruyante que la vie ?

Une utopie éditoriale ! Il traite de l’Alaska. Rencontrer l’Amérique passe inévitablement par la découverte du plus grand Etat américain. Je m’étonnais du peu d’images qui puissent le raccrocher à l’iconographie familière de l’Amérique. J’y ai donc entrepris quatre voyages d’un mois, aux quatre saisons et en quatre lieux différents. Une partition photographique visiblement trop dissonante pour convaincre une maison d’édition de la publier.  Je ne désespère pas !

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Ronan Guillou, Angel, texte de Wim Wenders, Trans Photographic Press, 2011

Trans Photographic Press

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Ronan Guillou, Country Limit, textes Michel Poivert & Bill Kouwenhoven, design-maquette Kehrer Design Heidelberg – Maximiliane Hüls & Ronan Guillou, Kehrer Verlag Heidelberg Berlin, 2015, 130 pages

Kehrer Verlag

Ronan Guillou – site

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  1. Matatoune dit :

    Vraiment très intéressant ! Et cette fragilité perceptible dans chacune des photos… Merci pour cette découverte !

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