Il me plaît beaucoup de lire sous la plume de Gustave Flaubert l’expression « mon chéri » adressée à Guy de Maupassant, qui, venant de publier Boule de suif, a provoqué chez son illustre mentor, père spirituel, un sentiment de profonde admiration.
Tous deux se sont écrit pendant sept ans, de 1873 à la mort de l’auteur des Trois Contes.
Flaubert a alors 52 ans, Maupassant, neveu de son ami tant aimé Alfred Le Poittevin, 23, débutant en littérature, hésitant entre destin de journaliste, de poète et de romancier.
On peut y lire des propos aussi revigorants que celui-ci, du grantécrivain à son jeune ami : « Un peu plus d’orgueil saperlotte ! Le « garçon » était plus crâne. Ce qui vous manque, ce sont « les principes ». On a beau dire, il en faut ; reste à savoir lesquels. Pour un artiste, il n’y en a qu’un : tout sacrifier à l’Art. La vie doit être considérée par lui comme un moyen, rien de plus, et la première personne dont il doit se foutre, c’est de lui-même. »
Dans une belle publication de poche conçue par Véronique Bui pour les éditions Le Passeur, la préfacière, maître de conférences en Littérature française du XIXe siècle à l’Université Le Havre Normandie, précise : « Tous deux éprouvent du mépris pour la masse, l’esprit bourgeois, l’égalitarisme, le suffrage universel, la soutane ; et tous deux se délectent à la lecture des grands auteurs qu’ils soient antiques, contemporains ou sulfureux comme Sade, le divin marquis. La détestation de la médiocrité et l’amour de la littérature les réunissent comme ils réunissaient déjà Flaubert et l’oncle de Guy de Maupassant : Alfred Le Poittevin. »
Flaubert guide Maupassant, le conseille, le sermonne un peu – surtout quand il se plaint de ses accablements financiers, ou qu’il perd son temps en canotage et en « putains » alors que son grand œuvre l’attend -, lui fait rencontrer ses amis, notamment Tourgueniev, lui confie des tâches à Paris alors que, lui, réside souvent à Croisset près de Rouen.
Tous deux aiment les femmes, les plaisirs du corps, les expériences érotiques, se le disent avec franchise, et parfois crûment.
A Maupassant : « Lubrique auteur, obscène jeune Homme. », ou « Eh bien, et ce petit cœur, que devient-il ? Et puis le vit ? et puis le cerveau ? », « Toujours les femmes, petit cochon ! », « Modérez votre vie et tenez-vous en joye et labeur. »
L’intéressé : « Je vis tout à fait seul parce que les autres m’ennuient ; et je m’ennuie moi-même parce que je ne puis travailler. Je trouve mes pensées médiocres et monotones, et je suis si courbaturé d’esprit que je ne puis même les exprimer. Je fais moins d’erreurs dans mes additions, ce qui prouve que je suis bien bête. » Et cette marque d’humour (attendre la clausule) : « Zola, propriétaire à Médan (Seine-et-Oise), s’est aperçu qu’un plancher de sa maison se pliait ; il en a fait lever un bout et a reconnu que les poutres étaient pourries. Alors, sans architecte, avec le conseil du maçon du pays, il les a remplacées par des poutrelles de fer. De sorte que je m’attends à voir quelque jour la maison tout entière s’écrouler. Ô Réalistes ! »
Réponse : « Je me résume, mon cher Guy : Prenez garde à la tristesse. C’est un vice, on prend plaisir à être chagrin et, quand le chagrin est passé, comme on y a usé des forces précieuses, on en reste abruti. Alors on a des regrets, mais il n’est plus temps. Croyez-en l’expérience d’un scheik à qui aucune extravagance n’est étrangère. »
Flaubert ne cesse de travailler à son Bouvard et Pécuchet (inachevé), quand Maupassant doit se rendre au Ministère de la Marine et des Colonies pour gagner de quoi (mal) vivre, au détriment de la progression de son œuvre littéraire.
Le 28 juillet 1874 : « Je serai revenu à Croisset vendredi soir – et samedi je commence Bouvard et Pécuchet ! J’en tremble, comme à la veille de m’embarquer pour un voyage autour du monde !!! »
Le 19 juillet 1876 : « Qui travaille d’une façon gigantesque ! Tous les jours je vois se lever le soleil. Je ne reçois personne, ne lis aucun journal, ignore absolument ce qui se passe dans le monde – et gueule, dans le silence du cabinet, comme un énergumène. »
Le 30 juin 1878 : « Je travaille comme 36 mille hommes présentement. C’est la grammaire française qui m’occupe. Est-ce bête, mon Dieu ! »
« Complètement démoli moralement » par l’insignifiance de son travail au Ministère, accablé par la maladie de sa mère, syphilitique ou à peu près, Guy de Maupassant s’angoisse, se désespère, enrage.
Le 24 avril 1879 : « Je serai toujours, cher Maître, une victime des Ministères. Voici 8 jours que je veux vous écrire et je n’ai pas trouvé une demi-heure pour le faire. »
Flaubert est bon ange : « Que 1880 vous soit léger, mon très aimé disciple. Avant tout, plus de battements de cœur, santé à la chère maman ; un bon sujet de drame qui soit bien écrit et vous rapporte cent mille francs. Les souhaits relatifs aux organes génitaux ne viennent qu’en dernier lieu, la nature y pourvoyant d’elle-même. »
Le 7, du même : « J’espère dans une huitaine avoir fini mon sacré tonnerre de Dieu de merde de chapitre. »
Puis, c’est le coup de tonnerre, la publication de Boule de suif, considéré immédiatement par Flaubert comme un chef-d’œuvre (lettre du 1er février 1880) : « Ce petit conte restera, soyez-en sûr ! Quelles belles binettes que celles de vos bourgeois ! Pas un n’est raté. Cornudet est immense et vrai ! La religieuse couturée de petite vérole, parfaite, et le comte « ma chère enfant », et la fin ! La pauvre fille qui pleure pendant que l’autre chante La Marseillaise, sublime. J’ai envie de te bécoter pendant un quart d’heure ! Non ! vraiment, je suis content ! Je me se suis amusé et j’admire. »
Trois mois plus tard, le forçat de Croisset mourait, un autre auteur majeur était né.
Gustave Flaubert / Guy de Maupassant, La terre a des limites, mais la bêtise humaine est infinie, correspondance présentée par Véronique Bui, Le Passeur poche, 2021, 256 pages
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