Et la disparition élocutoire du poète, vous en pensez quoi ?
Reprise en Folio d’un essai étonnant de la philosophe Cynthia Fleury paru en 2001 aux Editions de l’écart, Mallarmé et la parole de l’imâm est une formidable réflexion sur le silence en poésie et le verbe créateur.
L’auteure y risque sa pensée, lance des hypothèses, suit des pistes sans en connaître l’aboutissement, se laisse dériver, entre intuitions, métier d’intellectuelle responsable et savoir de psychanalyste.
Qu’est-ce qu’un poème ? Qu’est-ce qu’une écoute ? Quels liens entre action et écoute ? L’écoute précède-t-elle l’action ? Le verbe – d’abord divin – est-il au fondement de l’action ?
La Bible, rappelle l’auteure remarquée depuis Les Irremplaçables (2015), ne cesse d’insister sur la nécessité de l’écoute, qui est entente dans la finesse du rythme.
Entendre l’inouï – le réel -, est la tâche du poète – du psychanalyste -, qui « incarne l’exigence de l’affût », percevant quelquefois, c’est son effort ou sa capacité de dessaisissement, le rythme éternel derrière l’idiorythmie, comme une parole première, un chant primitif.
« Faut-il voir, se demande la philosophe, dans la recherche poétique de l’inanité sonore la quête de l’inouï ? »
Quelle est la recherche essentielle de Mallarmé, qui connut l’absence absolue, dans la perte de son fils Anatole à l’âge de huit ans ?
Il y a du manque, une impossibilité de rejoindre la totalité, de l’incomplétude, de la faute peut-être.
« Chez Mallarmé, l’absence n’est pas le contraire de la présence, mais un lieu où la présence se métamorphose, se renverse en une manifestation plus complexe. »
Le dire poétique s’édifie sur l’absence du Verbe, dans le creux de son manque.
« Il existe chez Mallarmé, poursuit Cynthia Fleury, comme dans la science des imâms, des personnages qui créent un espace et un temps, un rythme. »
Il s’agit des maîtres, par exemple Igitur, ou des prophètes.
Il s’agit aussi de laisser parler les dés, l’impersonnel, le blanc.
« Le coup de dés fait résonner le rythme de l’absence. Les vers se découpent sur la feuille, isolés les uns des autres comme dans aucun autre poème. Chaque vers semble enveloppé d’une aura d’absence. Le blanc symbolise cette absence. »
Dépersonnalisation, néant, goût de l’Absence, comme l’imâm disparaît devant Dieu l’oignant de sa bienveillance.
« Le poète devient poète au moment où il ne parvient plus à se nommer. Le « ça » excède le nom. »
Mallarmé et la parole de l’imâm doit être lu, jusque dans ses obscurités, pour des paroles aussi lumineuses, aussi ahurissantes, aussi extrêmes.
Le poème pur se fait prière.
« Mallarmé avait un instant laissé au hasard le soin de rythmer sa poésie. Or, pour l’imâm ou le soufi, « Dieu ne joue pas aux dés, il joue aux miroirs ». Pour le fidèle islamique, le dé est l’opposé d’un miroir. C’est proprement l’opacité contre le reflet. Une telle effervescence miroitante n’échappe cependant pas à Mallarmé. Le poète joue aux dés mais ses dés sont stellaires. Les faces cubiques sont susceptibles d’être des faces théophaniques ou idéelles. Le dé, qui roule, libère à chaque coup, non pas l’absolu de l’Idée, mais une face de l’Idée. »
En cherchant à atteindre l’ipséité fondatrice du langage, une sorte de musicalité originelle, Mallarmé se rapproche de l’imâm dont la parole scintille dans le souffle : « Sans l’œil, sans l’ouïe, sans la langue de l’imâm, le monde cesse d’être théophanique, témoin d’une présence divine. »
La mort d’Anatole fait entrer le poète dans une sorte de scansion éternelle, le fils absent réinventant le père dans un nouveau rythme d’énonciation.
Dieu est mort, mais il y a le Livre, l’Œuvre, un corps ultime de transsubstantiation.
Et Cynthia Fleury de conclure son essai, à peine effleuré dans cet article : « Le livre mallarméen se veut, à l’instar du Coran, l’archétype de toute littérature. »
Cynthia Fleury, Mallarmé et la parole de l’imâm, préface de Christian Bobin, Folio essais, 2020, 194 pages
Cynthia Fleury – site Gallimard