« Et si la politique, écrit Bruno Le Maire, avait vocation à redonner une spiritualité à la France ? »
On trouve à la fin des Essais de Michel de Montaigne, dans le chapitre conclusif De l’expérience (III, 13), cette pensée très profonde, probablement reprise par Pascal : « Ils veulent se mettre hors d’eux, et échapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes : au lieu de se hausser, ils s’abattent. Ces humeurs transcendantes m’effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles. »
Il se peut qu’en politique notamment qui veuille faire l’ange (la démondialisation façon Arnaud Montebourg, l’utopie de la décroissance) fasse la bête (accroissement des inégalités, montée du chômage, instabilité générale).
Tel est du moins le point de vue de Bruno Le Maire, ministre de l’Economie et des Finances auprès d’Emmanuel Macron depuis mai 2017, dont les mémoires provisoires intitulés L’ange et la bête paraissent chez Gallimard.
L’ambition est-elle de défendre un bilan, et de se présenter plus largement au grand public (combien de lecteurs ?), avant que de se lancer dans la course à la présidentielle de 2022 ? Non, Bruno Le Maire soutient indéfectiblement son président, mais le ministre est encore jeune, et son heure viendra peut-être d’assumer les plus hautes fonctions de l’Etat.
« Emmanuel Macron ne doit pas sa place à un concours de circonstances, comme ses adversaires voudraient le faire croire, mais à sa ténacité, à son sens du dépassement et à un trait de caractère qui est aussi le mien [Bruno Le Maire admire le pilote Ayrton Senna, lire Paul. Une Amitié, Folio, 2019] : aimer plus que tout brûler ses vaisseaux. »
L’exercice du pouvoir politique exalte – le sens du devoir, la conscience d’inscrire son nom dans l’Histoire, l’aventure de décisions mûrement pesées pouvant mener à la gloire -, mais il use aussi, fait vieillir prématurément, attaque le chêne.
De Gaulle ne se reconnaissait de supérieurs qu’en l’autorité de quelques écrivains, Bruno Le Maire, pour qui la littérature, surtout du Siècle classique, est un guide précieux, ne peut dissocier goût de l’écriture (des essais, des récits) et engagement politique.
« La notoriété se gagne en un quart d’heure sur les réseaux sociaux [point de vue warholien], la gloire en plusieurs siècles et dans les livres ; raison pour laquelle la gloire a disparu. Fouché et Talleyrand doivent la leur à Châteaubriand, Colbert, entre autres, à Saint-Simon. »
Tout commence ici par l’incendie de Notre-Dame de Paris le 15 avril 2019 – Bruno Le Maire fête alors son anniversaire, 50 ans, dans son appartement ministériel, lumineux, fonctionnel -, et la question de notre avenir spirituel.
Il faut pour conduire les hommes vers davantage de justice beaucoup de compétences techniques, de l’endurance, et le souffle de l’esprit.
« Dans les premières réunions de 2017, quand un chef de bureau me parlait de ratios de solvabilité, des règles de Bâle III, de coussins prudentiels, de dette subordonnée ou de produits sous-jacents, il me semblait avoir devant moi un Iroquois venu me présenter ses doléances dans une langue intraduisible et qui avait du mal à masquer son exaspération devant mon ignorance. »
Il faut apprendre, progresser, affiner sa connaissance des dossiers, mais le réel – l’irreprésentable – arrive toujours soudainement, brusquement, violemment : c’est un virus létal venu de Chine déstabilisant l’ordre mondial et menaçant la prospérité des peuples, c’est une flamme dévorant le symbole de la chrétienté.
« Je regardai encore ; je pleurai. Il me semblait que tous ces souvenirs partaient en fumée, et avec eux ma vie, au moins une partie de ma vie. »
La flèche de Notre-Dame est tombée, actant notre désorientation, le surgissement d’un nouveau monde – ange ? bête ?
Quel est désormais notre présent ? de quoi demain sera-t-il fait ?
Ministre de l’Economie (fonction issue de la grande récession de 1929, responsabilité de protéger les citoyens face aux crises), et des Finances (gestion des comptes de la nation), Bruno Le Maire se voudrait-il l’héritier de Colbert ?
Décentré des principaux lieux de pouvoir situés à Paris, Bercy n’est pas un palais, mais un bâtiment de verre et de béton, sans luxe excessif, ni dorures, un lieu où l’on peut travailler (une anti Maison-Blanche), par exemple à l’élaboration de la loi PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises).
Le projet du ministre est de moderniser (comme ce mot semble vintage déjà) notre modèle économique, d’accélérer la digitalisation, de gagner en compétitivité, de tenir des objectifs de croissance, de défendre les PME, de promouvoir la valeur sociale des entreprises, de soutenir par les finances publiques les « innovations de rupture et les nouvelles technologies » (intelligence artificielle, calcul quantique, batteries de véhicules électriques, biotechnologies, stockage des énergies renouvelables, nanotechnologies…), de désengager l’Etat « du bourbier des participations », de prouver la pertinence de la privatisation d’Aéroports de Paris (impensable aujourd’hui) en ne cofondant pas Etat et nation : « Je crois plus sage de ne garder dans le giron de l’Etat que les entreprises stratégiques de transport, de production nucléaire ou de défense, et de céder le reste. »
Plus loin : « Il faut un Etat qui régule et non un Etat qui gère, un Etat qui contrôle et non un Etat qui subit, un Etat de plein exercice dans les secteurs stratégiques et non un Etat partie prenante dans des affaires privées. Ce sera pour lui la seule manière de jouer avec efficacité son rôle de protection. »
Protection des technologie sensibles, convoitées par les Chinois ; protection de l’entreprise GM&S dans la Creuse, « seul établissement industriel du département », des Chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire (temporairement nationalisés), de l’aciérie Ascoval à Saint-Saulve dans le nord de la France…
L’ange et la bête revient sur trois ans de pratique du pouvoir, de travail incessant, de réponses à donner vite (mais sans précipitation), et, si le temps le permet mais il le faut, de pensées à formuler (des livres à écrire) : l’arrestation de Carlos Ghosn, l’attitude des dirigeants de Nissan, et la stratégie à mener dans le domaine du secteur automobile mondial (faut-il étendre l’entreprise en acceptant une fusion avec Fiat ?) ; l’affaire Veolia-Suez ; la polémique sur la réduction de cinq euros des APL, « une erreur » ; la question de la taxe carbone ayant entraîné la révolte des Gilets jaunes contre le « capitalisme inégalitaire » (dixit) et la déculturation ; la limitation des frais d’incidents bancaires ; la baisse du taux du livret A ; le retrait de la France des instances de gouvernance de l’Union monétaire ouest-africaine ; la réforme des retraites par points…
Il y a le rythme BFM (la seconde), et le rythme, « réglé à la minute », d’une semaine ordinaire (Conseil des ministres le mercredi, questions d’actualité à l’Assemblée nationale et au Sénat le mardi et le mercredi, déplacement en circonscription, interventions médiatiques…), des réunions mensuelles des Eurogroupes ou des ministres des finances de la zone euro, et annuelles, de Davos, du groupe de Bilderberg à Montreux (une centaine de personnalités européennes et américaines discutant de la situation mondiale), du G7, du G20…
« Peu à peu cette vie devient un perpetuum mobile, où il est difficile de savoir où on dort, quand on dort, entre quels avions, dans quels hôtels. Je me suis réveillé un jour en pleine nuit à Pékin, incapable pendant quelques secondes de me rappeler où je me trouvais, ni dans quel fuseau horaire, totalement désorienté et comme vidé de ma propre conscience. »
Il faut avancer ses pions, être franc, direct, et savoir contourner les obstacles, lorsque l’on veut à tout prix défendre la puissance européenne dans un monde ayant basculé économiquement vers la Chine cynique, autoritaire, et toujours plus dépendant des géants du numérique, que Bruno Le Maire au nom de la France souhaite taxer à hauteur de leur succès (rude bataille détaillée ici) : « Comment accepter que la moindre PME paie rubis sur l’ongle son impôt sur les sociétés quand des multinationales dont le chiffre d’affaires dépasse largement le PNB de la majorité des Etats de la planète échappent à une juste imposition de leurs bénéfices ? »
Il s’agit pour le ministre, inspiré par la puissance de la France au XVIIe siècle, de redonner grandeur à notre pays, en lui assurant un avenir mondial, en contrant la désastreuse désindustrialisation à l’œuvre depuis trente ans, en renforçant des filières d’excellence (aéronautique, agroalimentaire, spatial, pharmacie, luxe, nucléaire), tout en protégeant notre modèle social – chacun jugera sur l’ensemble de ces points.
Peut-il y avoir une mondialisation responsable ?
Peut-on maîtriser le volume des mouvements financiers incessants ?
Peut-on échapper au piège d’un renfermement identitaire ?
La démocrature est-elle l’avenir inéluctable de l’Europe (point de vue chinois) ?
Peut-on simplifier notre système fiscal en le rendant plus juste ?
Comment défendre la souveraineté des Etats contre les monopoles numériques envoyant dinguer les notions de vérité et de mensonge ?
La crise du Coronavirus a redonné au politique un pouvoir aussi nécessaire qu’inattendu : Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne, a injecté sur le marché en pleine crise de 2020 sept cent cinquante milliards d’euros…
La puissance publique contre la main invisible du marché ? Oui.
« De toutes les nations européennes, affirme avec conviction Bruno Le Maire, la France est peut-être celle qui a les atouts les plus décisifs dans le domaine international. Sa géographie lui donne une puissance maritime ; son histoire lui donne une influence, qui ne se confond pas avec une ingérence, contrairement à ce que ses adversaires voudraient laisser entendre, sur tout le pourtour méditerranéen et en Afrique ; sa culture lui permet de penser large, pour ne pas dire universel ; ses réflexes ne sont pas conditionnés exclusivement par ses intérêts commerciaux, mais guidés par une réflexion politique, une connaissance des réalités de terrain, un respect des autres civilisation. »
Sont cités ici Marc Bloch, Emmanuel Todd, Henry Kissinger, Philip Roth, Herman Melville, Marcel Proust, Paul Valéry, Hans Magnus Enzensberger, Herta Müller, Pascal, non pas pour l’apparat ou par simple habitus culturel, mais parce qu’on ne pense pas seul, et qu’il faut savoir s’entourer des meilleurs.
Bruno Le Maire : « Ecrire ne fait pas partie de mes fonctions administratives, mais de mes fonctions vitales. »
Et : « Les mots n’étaient pas seulement, comme je l’avais cru trop longtemps, le déversoir de mes idées, de mes sentiments, de mes souvenirs ou de mes convictions. Ils étaient bien davantage que cela : ils établissaient le seul rapport juste entre le monde et moi. »
Et : « Je me demandais si, dans ce quinquennat qui n’était pas encore fini, ce dont les Français nous faisaient précisément le plus grief, à nous tous collectivement, était, dans notre pratique du pouvoir, de manquer de cœur. »
Le pouvoir sait en effet depuis le mouvement des Gilets jaunes que le peuple peut transformer son désespoir en violence, qu’il est passionnément attaché à la notion d’égalité, et qu’il attend de l’Etat une reconnaissance, une protection et un respect de chacun à la mesure de sa puissance et de la légitimité qu’il peut encore, ou pas, lui prêter.
Une première réponse d’envergure, en mars 2020, fut l’inouï de la nationalisation des salaires pour ne pas laisser exploser le chômage.
Prix ? quatre cent soixante milliards d’euros.
Qu’il faudra rembourser, au moins partiellement.
Avant la prochaine crise, et « le risque de voir disparaître non seulement la démocratie, mais la politique tout court. »
Bruno Le Maire, L’ange et la bête, Mémoires provisoires, 2021, Gallimard, 350 pages