« Je chante par ma plaie. » (Pierre Guyotat)
Il faudra leur dire un jour, aux plus jeunes, aux étudiants, aux esprits libres, aux quelques-uns, qu’il y a eu en France un écrivain prodigieux du nom de Pierre Guyotat (1940-2020), auteur notamment en 1967 de Tombeau pour cinq cent mille soldats, et en 1970 de Eden, Eden, Eden.
Il faudra aussi leur conseiller de se procurer le numéro 64 de la revue Lignes (février 2021), intitulé Tombeau pour Pierre Guyotat, comportant des textes très beaux, très forts, très intelligents.
On peut y lire des mots comme « génialité », « scandale », « sans commune mesure », « poète prophète », « Wanted female », « Prostitution », « asphyxie de l’être », « Coma », « foutrée », « nimbe », « visions », « kénose de la langue », « Algérie française », « censure », « intense émotion », « seul », « écritueur », « Idiotie », « univers d’infamie », « prose insurrectionnelle », « tous esclaves, tous putains », « une épopée », « exception », « sidération », « Chateaubriand ».
Régis Guyotat, frère de l’écrivain, se souvient de la découverte épouvantée, alors qu’il était encore enfant, d’images de suppliciés par les Nazis : « Pendant des années Pierre et moi sommes persuadés que l’être en haillons, torse décharné, qui figure en photo à la page 110 du livre Les Témoins qui se firent égorger, édité en 1946 par Défense de la France le mouvement de résistance créé par notre oncle Philippe Viannay, ne peut être que notre tante Suzanne, sœur de notre père, déportée à Ravensbrück, et que l’agonisant étalé nu, de tout son long, dans la fange, de la page 111, est notre oncle Hubert, disparu à Oranienburg. »
Guillaume Fau, conservateur des bibliothèques, se rappelle le discours éblouissant de Pierre Guyotat à la Bnf Richelieu, à l’occasion du don de ses archives : « Ma poésie d’action se fait ainsi : dans ma langue française, dans ses harmoniques savantes et populaires, mêlées, je fais parler un monde dont j’assume la dégradation – rien que des restes de voirie, de police, de religion même et pas celle, fondatrice, d’ici -, mais aussi la délivrance par le verbe. La Poésie – la poésie d’action – ne correspond pas à la morale et pourtant elle peut mener, élever à une morale plus haute, plus universelle : c’est le mouvement poétique en moi qui me fait subvertir les choses, les sensations sociales, les sentiments, comme on retourne l’insecte sur le dos pour le voir agiter ses pattes, découvrir (enlever ce qui couvre = apocalypse) comme quand on retourne la pierre sur les vers et autres fourmillements : comme, quand on regarde des gens magnifiques manger, on ne peut s’empêcher d’imaginer, le plus brièvement possible, leur défécation prochaine, etc., c’est ce mouvement, inné, qui m’a fait, à certains moments, croire, à d’autres ne plus croire ; c’est la contradiction, « l’abandon », contrôlé, aux contraires… »
Thierry Grillet, Directeur des affaires culturelles de la Bnf : « Ce qui était sans voix, réputé indicible, trouvait un homme « médium », offrant son souffle pour moduler le fracas, vocaliser la rumeur des massacres et le gémissement d’un univers aux limites de l’humain. Pendant les quelques décennies de la vie du poète, l’effroi né du siècle a passé par sa colonne d’air, empruntant son timbre, son rythme, son volume. » / « Mais tandis qu’il roule les mots, comme des cailloux dans sa bouche, quelques gouttes de sueur perlent dans le philtrum, entre le nez et la lèvre supérieure. Il s’interrompt. Il se tamponne avec un grand mouchoir. Combien de fois lui aurai-je vu faire, pendant trente ans, ce geste lors de séances de lectures publiques ? Comme une sorte de rituel… »
Julien Lefort-Favreau, professeur de littérature contemporaine et de théorie critique : « A l’obscénité du biopouvoir, Guyotat répond par une sexuation outrancière. Son œuvre entière, portée par une utopie du Verbe, combat le langage de l’idéologie à la fois par un désir d’illisibilité et un « langage du peuple ». »
Noura Webell, écrivain et traductrice : « Les écrits en langue de Guyotat seraient la matière même de cet affect ouvert, « l’éden » de la fin du jugement. En voici les ambitions, d’abord humaines : refus du pouvoir du père et du mâle, volonté de sortie des affects bourgeois qui monnayent les alliances et la puissance, attirance de classe, de race, de capacité, de matières. Mais la zone expérimentale de la langue telle qu’elle entre en relation avec la création dépasse la limite de l’humain pour fuir vers l’animal, le végétal, le minéral, le cosmique, ou encore l’infini, l’imperceptible… »
Véronique Bergen, écrivain : « Chez Pierre Guyotat, les mots fonctionnent comme des accélérateurs de désirs, se rangent du côté de l’écoulement, du liquide, comme le sang, le lait, le sperme. Ils giclent, ils défont les ordonnancements mensongers du vivre. L’écriture coule comme un fleuve, saigne, suinte, portée par la vérité de l’intensité. Faire bander la phrase n’est pas une métaphore : la phrase est tendue vers la cosmologie du bordel, les phrases se soulèvent en chants, en crue, porteuses de tentacules visuels, olfactifs, gustatifs. »
Jacques Henric, écrivain, grand ami : « J’ai vu P.G. tomber. Lors d’une effrayante crise d’angoisse. C’était à Paris, au rez-de-chaussée d’une maison qu’il partageait avec un ami. Il cognait violemment sa tête contre un pilier en béton en hurlant, moins de souffrance physique que de douleur morale. Son front était en sang. Puis il s’écroula sur le carrelage, les poings serrant ses tempes, gémissant, demandant du secours, priant que tout s’arrête de la diabolique saga dans sa tête. »
Emily Apter, auteure, rapprochant Tombeau de la mort par agonie de George Floyd, le genou d’un policier sur son cou, analysant le motif du rat dans l’œuvre de Guyotat, ainsi que celui de la subversion des structures de pouvoir en corps : « Au travers de l’écriture de Guyotat, nous découvrons un processus systématique de dés-individuation, un décollement de l’identification de soi, une confusion de voluntas et de noluntas propice à la formation d’une identité non-binaire et à la sexualité entre espèces. »
Donatien Grau, philosophe : « Pierre Guyotat a été une figure des luttes de décolonisation : en Algérie, pendant la guerre et après, en France, il a beaucoup œuvré au travers des années 1970 pour comprendre la richesse métaphysique du Sahara et voir la beauté de ces dunes qu’il a filmées, de ces villes et villages du Maghreb visités, pour faire sentir les brûlures d’une mémoire partagée. »
Catherine Brun, enseignante-chercheuse : « Homme de lignes, Pierre Guyotat a été et demeure. Dessinateur, créateur infatigable d’une œuvre écrite immense – encore largement inédite -, il a beaucoup tracé, refusant de dissocier ligne de vie et ligne(s) inscrite(s), au point que l’ensemble de son parcours peut être lu comme un duo-duel avec les lignes, comme une oscillation entre leur enfouissement et leur divulgation. »
Patrick Bouchain, architecte, compagnon de promenades : « Ce qui était formidable chez lui, c’est que tout sujet, tout détail, toute sensation, était d’une curiosité inouïe : un détail d’assemblage, la date de construction d’un métro, la puissance d’une femme passant devant lui, le rire d’un enfant, l’énergie… Il pouvait être très bouleversé par l’énergie. Quand un enfant sautait, un enfant courait… »
Bertrand Leclair, romancier, dramaturge, se souvenant d’un ami racontant son emprisonnement comme soldat en Algérie : « Nous n’étions plus dans l’échange : de sa voix basse, il enchaînait les phrases autour de l’auditeur que j’étais, embarqué dans un récit d’une richesse, d’une présence hallucinatoires qu’il était impossible, impensable, qu’il aurait pour tout dire été sacrilège d’interrompre pour quelque prétexte que ce soit. »
Jean-Marc Levent, écrivain, éditeur : « La théorie de l’amitié dont il était le plus proche fut sans doute celle des Pythagoriciens pour lesquels la philia est une égalité faite d’harmonie entre deux contraires, la liberté, principe d’affection et la nécessité, principe d’impureté, tous deux réunis dans la réciprocité des sentiments. » / « Pierre Guyotat disparut un 7 février (2020), jour de la naissance de Paul Nizan dont il aimait Antoine Bloyé, personnage inspiré du père de Nizan qui, comme lui dans sa jeunesse et jusqu’à la publication du Tombeau, éprouvait la sensation de ne pas être à sa place : ce jour-là, nous avons perdu une figure universelle de la littérature. »
Linda Lê, écrivain : « Quand il était question de l’influence des œuvres de Sade sur ses fictions, il répondait qu’au bout du compte, c’est de Molière qu’il se sentait le plus proche. »
Stephen Barber, écrivain, ami de longues marches : « Pierre prenait toujours beaucoup de cartes avec lui, dans un petit baluchon, même quand il était évident qu’il savait exactement où il allait, mais il ne prenait jamais d’eau : c’était toujours mieux de s’arrêter dans un petit café délabré quelque part dans les périphéries, regarder sa clientèle, deviner quelle occupation était la leur – certains d’entre eux étaient-ils poètes ? – et boire de l’eau avec un café. »
Christian Prigent, poète : « Il y a une hypothèse Guyotat : l’état servile et prostitué serait, en dernière analyse (en ultime sensation, plutôt), la vérité de l’humain. De tout temps, partout, cette vérité travaillerait (socialement, sexuellement) le réel des corps et informerait les pensées que forme la spiritualité des hommes. »
Michel Surya, écrivain, directeur de la revue Lignes : « Incise : nul ne semble s’être avisé de ce que Pierre G. n’a rien publié de 1984 à 2000. Rien, seize ans durant ! Quelle hauteur pour ?! On l’aura cru mort en 1982, or on pourra tout aussi bien le croire de nouveau mort seize ans durant après qu’en 1984 il a ressuscité, avec Le Livre, et Vivre. Qui pour, comme lui, ne rien publier seize ans durant, qui publie tous les ans une fois au moins, quand ce n’est pas plusieurs ? »
Colette Fellous, écrivain, éditrice, se rappelant d’une rencontre à Istanbul, et de mots bouleversants prononcés à l’occasion de l’émission Carnet nomade, sur France Culture, dont elle avait la charge : « Le monde est un agrégat d’atomes, tout est d’ordre du nuage, et c’est par moments difficiles à vivre. Vous êtes dans quelque chose et vous le décomposez aussitôt. J’ai éprouvé très tôt ce mouvement vers l’exactitude et vers la réalité, il n’y a pas d’incompatibilité entre la poésie et la science. L’invention d’un dieu unique, c’est pour rassembler ce qui est dispersé. »
Michaël Ferrier, écrivain, analysant le livre polyphonique Leçons sur la langue française (Léo Scheer, 2011), dessinant le portrait d’un styliste en maître verrier : « Ce qui surprend, c’est d’abord le bouillonnement des références : du début à la fin des 680 pages bien tassées, le lecteur est happé dans une sorte de tornade textuelle, disparate et foisonnante, cohérente cependant, et qui, loin de se cantonner seulement à des auteurs français ou francophones, ni même à des écrivains tout court, finit par former un tableau tout à fait atypique de ce qu’il conviendrait dès lors d’appeler « langue française ». »
Dominique Jenvrey, écrivain, s’intéresse au livre Progénitures, l’auteur Maximilian Gillessen au bégaiement infantile de Pierre Guyotat (le désir de Verbe dans l’absence de Verbe), le plasticien Eric Rondepierre au motif de la chanson et son amour de la culture populaire, l’écrivain Pierre Chopinaud à son enterrement au Père-Lachaise, la libraire Colette Kerber, s’adressant à lui à la deuxième personne du singulier, se souvient de beaux moments partagés.
Et Gérard Nguyen Van Khan (Joyeux animaux de la misère), Philippe Blanchon (de la matière et du mystère), Stéphane Massonet (le corps, le rythme de l’écriture), Briec Philippon (le putain), Emmanuel Pierrat (la censure), Paul Buck (la poussée textuelle).
On le voit, ce numéro de Lignes est d’une très grande richesse, parce que chacun des intervenants a tenté de dire ce qu’il doit de fondamental à un auteur considérable. Comme un don/contre-don. Une gratitude. Un remerciement.
Tombeau pour Pierre Guyotat – textes de Emily Apter, Stephen Barber, Véronique Bergen, Philippe Blanchon, Patrick Bouchain, Catherine Brun, Paul Buck, Daniel Buren, Pierre Chopinaud, Guillaume Fau, Colette Fellous, Michaël Ferrier, Maximilian Gillessen, Donatien Grau, Thierry Grillet, Régis Guyotat, Jacques Henric, Dominique Jenvrey, Colette Kerber, Linda Lê, Bertrand Leclair, Julien Lefort-Fravreau, Jean-Marc Levent, Stéphane Massonet, Martin McGeown, Gérard Nguyen Van Khan, Briec Philippon, Emmanuel Pierrat, Christian Prigent, Eric Rondepierre, François Rouan, Michel Surya, Noura Wedell, revue Lignes, N°64, février 2021, 246 pages