© Caroline Bach
Il est bien difficile de définir ce qu’est la photographie documentaire, de construire des continuités, de repérer des points de rupture et des avancées.
A Lyon, la galerie Le Bleu du Ciel présente depuis vingt ans une photographie que son directeur Gilles Verneret aime appeler documentaire.
Pour célébrer cet anniversaire, les éditions Loco publient un ouvrage rendant compte en de très nombreux travaux de ce que peut être une telle photographie.
Accompagnés de points de vue de l’historien de l’art et curateur Michel Poivert et de Gilles Verneret lui-même, ce livre est une occasion de penser la photographie dans son engagement politique et éthique, signe de sa contemporanéité irriguée par l’apport des sciences sociales.
Genre désormais d’une très grande inventivité formelle, la photographie documentaire est un territoire libre, où peut se formuler une pensée écosophique en regard du monde social.
On lira ici un entretien avec Michel Poivert et Gilles Verneret, qui est une proposition de réflexion, à un moment où la photographie française apparaît comme le parent désargenté d’une insititution culturelle ayant choisi de miser peut-être sur de plus glorieux prétendants.
© Marie-Noëlle Boutin
Pour les vingt ans du centre photographie Lyonnais, Le Bleu du Ciel, vous publiez l’ouvrage La Région Humaine. Votre ligne esthétique dans votre galerie/centre d’art a-t-elle évolué durant ces deux décennies ? Quelles avancées, retours, innovations, bifurcations, avez-vous pu remarquer en matière de photographie documentaire durant toutes ces années ?
Gilles Verneret : Nous sommes passé d’une photographie classique de style documentaire vers un nouveau documentaire.
Y a-t-il dans votre programmation des jalons que vous estimez manquants, des photographes que vous auriez aimé exposés ?
GV : Oui bien sûr de nombreux artistes comme Marc Pataut, Eric Baudelaire qui ont décliné nos invitations et aussi Patrick Faigenbaum, Bustamante et tant d’autres. Le choix de programmation n’est absolument pas exhaustif de la photographie documentaire.
Présentant une majeure partie de photographes français, La Région Humaine est-elle une sorte d’addenda ou de chapitre supplémentaire à votre ouvrage 50 ans de photographie française (Editions Textuel, 2020) ?
Michel Poivert : Non, ce sont des travaux distincts, même si les recoupements existent, l’ouvrage a été pensé par Gilles Verneret et Eric Cez, l’éditeur de Loco, le corpus était d’emblée celui de la programmation du Bleu du Ciel. Après-coup, et ayant enregistré nombre de remarques sur les « manques » dans 50 ans de photographie française, je suis heureux de voir dans La Région humaine certaines figures apparaître.
© Philippe Bazin
Pourquoi le choix d’une photographie de Valérie Jouve en couverture, Five women from the city of the Moon ? Que représente cette artiste pour vous ?
GV : Elle représente bien cette nouvelle génération d’artistes, comme un porte-parole, une fenêtre sur les tentatives d’extension de la photographie documentaire qui passe du statut classique de la photographie aux multiples médiums de l’image.
En 2005, Gilles Verneret vous proposait d’organiser la vaste exposition La Région Humaine au musée d’Art contemporain de Lyon. Quelles furent alors vos lignes curatoriales ?
MP : C’était une collaboration avec Gilles et, en effet, un projet d’ampleur mené avec les équipes du MAC. Déjà à l’époque je ressentais une frustration à l’égard de la création photographique en France, que je trouvais trop peu montrée, en tous les cas dans une formulation globale. La Région humaine version 2005, dans le cadre du festival Septembre de la photographie, était donc une volonté de « cristalliser » par l’exposition une sensibilité artistique aux enjeux sociaux et politiques dans la photo contemporaine française. Il y avait aussi un effet générationnel autour des artistes qui prenaient la relève de la photo apparue dans les années 1980, et qui étaient moins dans une sorte de revendication esthétique, et plus dans une attitude de responsabilité.
La dichotomie traditionnelle photographie documentaire de tradition humaniste et de photographie de tradition plasticienne tend-elle aujourd’hui à s’effacer, voire à disparaître ? Vos évoquez une « réconciliation » dans votre texte introductif.
MP : Oui certainement, c’est l’effet du temps, les nouvelles générations de photographes ont moins besoin de se distinguer de l’époque des « humanistes » que l’on a caricaturée. Sur le plan esthétique bien sûr un monde les sépare, mais sur le plan de l’engagement la génération dite humaniste était proche des idéaux sociaux et politiques du communisme et malgré un certain pittoresque conservait une forme de revendication politique.
© Silvana Reggiardo
L’intégration de la question de la photographie dans les sciences humaines n’est-elle pas l’un des signes de notre contemporanéité ?
MP : C’est une question que j’ai souvent abordée et que je remets ici en jeu, la référence aux méthodes de l’enquête par exemple, et l’alternative aux médias forment un ensemble d’attitudes qui rejoint les « SHS », et puis l’adoption de « causes » autour des migrations, des minorités ou des genres font que la photo contemporaine est devenue une actrice de débats de fond. La question même du statut artistique de certains travaux s’en trouve posée : une œuvre doit-elle se prévaloir d’une cause ? Où s’arrête le message et la mise en œuvre formelle ? On a connu ces questions dans les années 1990 avec ce que l’on appelait la photo « humanitaire », qui était un dérivé du photojournalisme (Salgado par exemple), aujourd’hui des leçons ont été tirées de tout cela et rares sont les photographes contemporains à prôner « l’esthétisme ». Une attitude documentaire est le plus souvent la marque d’un respect pour le sujet.
La notion d’utilité sociale de la photographie serait-elle son surmoi, dans une époque ne tolérant que peu la gratuité du geste ? L’idée du simplement « beau » est-elle obsolète ?
MP : Oui, probablement, c’est un peu comme cela que je le ressens, la photo contemporaine, ou du moins une partie d’entre elle, est même à mon sens dans une sorte de réparation des exagérations que l’on a vu ces dernières années, mais il faut souligner que l’art contemporain dans sa globalité depuis plus d’une génération a été marqué par une sorte d’engagement politique et éthique, et comme la photographie a indexé ses valeurs sur l’art contemporain, l’effet a été mécanique.
In fine, une image photographique, fût-elle documentaire, n’est-elle pas toujours de dimension fictive ? N’y a-t-il pas un malentendu avec la notion de réalisme ?
MP : Je ne suis pas versé dans ces débats fiction-réalité, qui finalement sont assez littéraires et difficiles à adapter à des productions qui dépendent tellement de leur contexte d’énonciation. Après, tout dépend ce que l’on met derrière ce terme de documentaire qui a été très agité. Gilles Verneret le revendique beaucoup pour sa programmation au Bleu, en tous cas depuis quelques années, et, sans parler pour lui, je sais qu’il tient beaucoup au « réel » plus qu’au réalisme, il n’est pas du tout amateur d’image mise en scène par exemple.
© Brigitte Bauer
Quelles différences feriez-vous entre une image documentaire et une photographie documentaire ?
MP : Cela revient à dire quelle différence faites vous entre photographie et image ! C’est une question essentielle pour moi aujourd’hui. Je la formule ainsi : une image peut exister quel qu’en soit le support matériel ou virtuel, une image est donc indépendante de sa matérialisation. Une photographie elle, est dépendante de son process et in fine de son support quelle qu’en soit la nature matérielle. Si la photographie peut être une image, et qu’une image peut être une photographie, toute photographie n’est pas une image et toute image n’est pas une photographie. Cette distinction fonde l’identité de la photographie : son destin n’est pas nécessairement lié à celui des images.
Pourquoi affirmez-vous dans votre préface que « la photographie est anthropologiquement faible » et que « c’est une cause perdue du capitalisme », alors qu’elle est partout ? Sa place serait-elle trop faible dans le marché de l’art ?
MP : Cette faiblesse, je le rappelle, est due à son organisation sociale et économique. Il faut distinguer ici le « fait social total » qui est l’économie des images et le fait culturel et artistique qui concerne la place de la photographie comme moyen d’expression (auteur, artistes, comme on veut l’appeler). Dans le domaine du cinéma ou du spectacle vivant, tout est relié en système, l’économie des métiers de production, la gestions des actifs, la création sont interdépendantes à grande échelle. Pour la création en photographie, chaque partie reste isolée, le rendement est faible, l’industrie a véritablement quitté son rôle social de « sponsor » puis de mécène de la création ; au nom du statut d’image, justement, l’idée de gratuité et de « tous photographes » a ruiné la valeur d’un cliché. Lorsqu’il s’agit clairement de création artsitique, le marché existe mais reste indexé sur celui du multiple et sauf exception peine à récompenser des travaux au long cours. Chaque photographe invente ses formes de survie même si l’image est partout, ou plutôt du fait que l’image est partout et s’est subsituée aux qualités réelles que présente une photographie dans sa mise en œuvre. Là où je me distingue de nombreux acteurs et commentateurs, c’est que je n’y vois pas nécessairement un handicap. « Cause perdue du capitalisme » signifie que la liberté chèrement payée par la photographie – celle d’une sorte de rélégation par le système – est aussi sa garantie d’indépendance. Qu’il n’y ait pas en photo de « guichet » d’argent public qui oriente ses productions n’est pas un mal, et c’est même ce qui lui permet de créer des représentation de notre monde qui ne plaisent pas toujours.
Vous reprenez à Félix Guattari le terme d’écosophie. Qu’est-ce qu’une photographie écosophique ?
MP : Je travaille justement sur cette notion pour comprendre comment la photographie actuelle, disons depuis les années 2000, est sortie du paradigme de l’art contemporain et trouve son utilité sociale dans des pratiques et des formes qui mettent en jeu notre besoin de « résonnance » pour reprendre ici le concept de Hartmut Rosa. Dès les années 1980-90, Guattari perçoit qu’il faut conjuguer les causes environnementale, sociale et mentale pour quitter le système qui nous mène à la perte, les artistes et en particulier les photographes qui disposent d’un médium populaire entre leurs mains proposent de nombreux travaux qui mettent en accord nos besoins de reconnection, de matière, de partage. Justement pour changer notre image du monde en changeant d’abord notre rapport aux images. La question documentaire dans les années 1990-2000 a probablement été un point de départ de cette nouvelle perspective que je travaille à identifier.
© Julien Guinand
Le livre La Région Humaine est-il un catalogue ou une sélection dans l’exposition éponyme ayant lieu actuellement à la galerie Le Bleu du Ciel ? Quels ont été les principes présidant aux choix opérés ?
GV : C’est avant tout un livre qui a sa vie propre en dehors du Bleu du ciel et de l’exposition éponyme, c’est comme ça que nous l’avons conçu mais se basant sur la programmation du Bleu du ciel.
Pourquoi avoir intitulé votre première partie « Nébuleuse documentaire », et pas « Constellation documentaire » ?
GV : Le mot « nébuleuse » rend mieux compte que « constellation » du trouble qui s’est introduit chez les artistes qui pratiquent ce type de photographie où tout le moindre désormais se réclame de la photographie documentaire sans en fixer les limites et on mélange néo-reportage et style documentaire.
Comment avez-vous organisé l’ordre des images dans votre livre ?
GV : C’est l’éditeur et le maquettiste qui s’en sont chargés, Eric Cez étant très impliqué dans la direction éditoriale.
Pourquoi avoir choisi de classer l’œuvre de Christophe Bourguedieu dans la deuxième partie, « Vers un nouveau documentaire » ?
GV : Il est le socle, le fondement, du moins en France et sur le plan historique, de ce passage à la photographie documentaire vue sous un nouvel angle, le passeur qui a permis aux autres de se régler dans cette approche.
© Guillaume Janot
Que sont ce que vous désignez comme « Plossuaïades » ?
GV : Une frénésie de prendre des photographies à tout bout de champ et à n’importe quel moment en se fiant à l’instinct, sans protocole précis autre que le désir de photographier les instants et les paysages du monde.
Qui rêvez-vous d’exposer demain ?
GV : Les grands maitres de la photographie documentaire postmodernes : Roni Horn, Rineke Dijkstra, Paul Graham, Craigie Horstfield, Philip Lorca di Corcia, Stpehen Shore, bien que ce ne soit pas au Bleu du ciel de le faire, et puis surtout ceux qui sont déjà programmés, Samuel Gratacap, Mathieu Asselin, Jules Spinatsch, de nouveau Serralongue sur les indiens des USA et aussi un grand projet sur les femmes photographes en 2023 intitulé dans la suite d’un première exposition en 2014 Humaines, trop humaines.
Propos recueillis par Fabien Ribery
La Région Humaine, Le Ciel est bleu, textes de Michel Poivert et Gilles Verneret, Editions Loco, 2021, 256 pages – 200 reproductions en quadrichromie
Exposition éponyme à la galerie Le Bleu du Ciel (Lyon), du 5 février au 3 avril 2021 – oeuvres de Stan Amand, Philippe Bazin, Christophe Bourguedieu, Philippe Chancel, Julien Guinand, Laura Henno, Valérie Jouve, Mathieu Pernot, Catherine Poncin, Sophie Ristelhueber, Gilles Saussier, Bruno Serralongue