« Que vaudrait sans ça le monde si on le laissait entre les seules mains de la dévastation, si l’essence poétique qui nous y attache envers et contre tout ne l’ouvrait pas à des entendements insoupçonnés qui nous font voir dans la noirceur d’autres nuances que pure noirceur ? » (Stéphane Lambert)
Si, pour Alain Jouffroy, le monde est un tableau (livre aux éditions Jacqueline Chambon, 1998), pour l’écrivain belge Stéphane Lambert, le monde, lorsque l’on s’appelle Monet, Twombly, Klee, Tàpies, Music, Mondrian, Morandi et de Staël, est encore une joie de paysage, c’est-à-dire possibilité d’unité, d’accord, de concorde au-delà de tout et des fureurs de l’Histoire.
Colligeant des textes écrits sur ces artistes démiurges, Tout est paysage, publié à L’Atelier contemporain,est un très beau livre sur la peinture, et le pouvoir de la figuration, fût-elle dite abstraite, dans un monde avançant de plus en plus vite vers son enlaidissement, son saccage, sa défiguration.
Apparaît d’abord le vieux Monet, créateur créé du jardin de Giverny, à quelques mètres de la Seine, travaillant, alors que s’entassent dans leur décomposition les cadavres de la Première Guerre mondiale, au Paradis des Nymphéas, puissance ultime de vie dans l’anéantissement des chairs.
L’envers de l’abattoir humain était donc une inattendue flambée aqueuse de nénuphars offerts à la France et Clémenceau, leur protecteur.
Tombeau de fleuve végétal pour des millions de pauvres types s’assassinant.
En 1979, Andy Warhol exposait les cent huit toiles sérigraphiées de la série Shadows, autres nymphéas pour un homme ayant traversé la mort, et en témoignant.
Voici des étangs encore, peut-être, avec le plus grec des peintres américains, Cy Twombly, autre aventurier des illuminations.
Un peintre voluptueux et sauvage, sensualiste et barbare, cultivé et indéchiffrable.
Comme Paul Klee, peindre des commencements, des aubes nouvelles, des partitions folles.
Comme Antoni Tàpies, sorti vainqueur de la maladie (tuberculose) et proclamant la grande santé des matières, des matériaux, des formes, des signes. « Après m’être considéré comme un malade, déclarait-il (cette pensée est un axiome), j’ai commencé à penser que c’était la société qui était malade. »
Comme Zoran Music, né à Gorizia, c’est-à-dire à la frontière italienne de l’Empire austro-hongrois, ayant vu dans la mort la plus effroyable un motif de splendeur nue, le regard fixant l’effroi pour en déjouer le pouvoir mortifère.
Comme Piet Mondrian, apercevant des arbres dans des architectures ultramodernes, ou des architectures ultramodernes dans des arbres.
Comme Giorgio Morandi, construisant des refuges pour la solitude des objets et les nuances de couleurs.
Et enfin comme Nicolas de Staël, l’exilé intérieur, cherchant les chemins d’élargissement par la lumière et l’approfondissement de ses visions.
Tout est paysage, vraiment ? Oui, quand la main ne tremble plus face à ce qui toujours nie.
Stéphane Lambert, Tout est paysage, L’Atelier contemporain, 2021, 135 pages
Editions L’Atelier contemporain