Matières de Grèce et des images, par Jean-Christophe Bailly, philosophe

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Waldemar Deonna

« L’oubli fait partie du souvenir et le conserve comme une couche protectrice qui saute dès qu’on revient sur place. Sans cette couche protectrice les souvenirs se toucheraient et ce serait comme devenir fou. »

Quel plaisir que de voyager en Grèce avec Jean-Christophe Bailly, dont les carnets et autres textes hellènes paraissent chez Arléa, dans la belle collection La rencontre dirigée par Anne Bourguignon.

Café Néon et autres îles, rendant compte de voyages effectués entre 1974 (fin de la dictature des Colonels) et 2008 (crise bancaire systémique), témoigne de la présence d’un homme dans le paysage, notamment insulaire, et de la possibilité d’un accord.

Tout se défait, les frontières sont à peu près fermées, mais on peut encore se souvenir de ce que fut un peuple, un lieu, non coupé de ses racines, de sa culture profonde, de sa paysannerie.

La Grèce est un appel, un nuage de poussière antique, du gris et du bleu. Des bergers et des prêtres orthodoxes. Le cap Sounion et la place Omonia, à Athènes, où se trouvait le café Néon, véritable conservatoire des traditions d’un pays : « des jetons de tavli s’entrechoquant sans fin sur ces très petites tables que l’on trouvait partout dans les villages, et sous des ventilateurs suspendus à des plafonds très hauts. »

Plus loin, en 1987 : « Café Néon. Peintures entièrement effacées, bruit des joueurs, sphinges brunies, petites tables de marbre, miroirs, ampoules nues, ventilateurs, hauteur des plafonds (cinq mètres ?), voyage à l’intérieur du temps. (…) mais les Grecs c’est aussi cet orient précaire, ces arts de la suspension levantins, et des lampes à gaz brûlant au-dessus des pistaches au coin des rues. Le vent augmente et balance les néons au-dessus des tables, quand on regarde la salle intérieure on dirait l’automne. »

A partir de deux premiers séjours sur l’île d’Amorgos, Jean-Christophe Bailly analyse son tropisme grec.

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Waldemar Deonna

Impossible pour moi de ne pas le lire dans la vision des strates temporelles des films du cinéaste Théo Angelopoulos, dont Le Voyage des comédiens date de 1975.

L’écrivain observe, note, vit, conjecture, associe (texte comparant Athènes et Téhéran).

La parataxe est un mode d’écriture, qui est un mode d’être rimbaldien, une formation de l’esprit attentif au silence et au discontinu.

De Naxos (3 septembre 1974) : « Le soleil, vent léger sur les ruelles blanches, robes boires, bruits de voix dans la langue inconnue, la mer en contrebas, ce qui surprend, ce qui tombe comme une chape de soleil sur la peau, c’est la conformité absolue avec le mythe. Le temps, peut-être, mais surtout cette maison où je suis, avec son réveil, les photos des ancêtres et dehors le ciel et l’eau, la ville endormie avec ses hommes et ses chats, ses boutiques, avec des balances, des odeurs. Un peuple qui se souvient de lui-même, c’est un choc pour l’hyperboréen riche et déraciné. »

Ce qui fait penser à Hölderlin et aux premiers travaux du philosophe sur le romantisme allemand : « Tout proche / Et difficile à saisir, le Dieu » 

En Grèce, il y a encore du paysage, c’est-à-dire des chemins de pierre dialoguant modestement avec une chapelle, une vieille femme, un enfant, la mer.

Il y a du tragique à la Jean-Daniel Pollet – des points magiques à saisir -, et des sensations négatives, comme celles de Nicolas Bouvier à Ceylan : « Astypalea. Retrouvailles avec le Sud maudit. Ville morte sous la citadelle. Fenêtres aveugles, odeur de plâtre vieux, balustrades et escaliers de bois branlants, aux couleurs passées, quelques vieillards encore rêvant dans l’encens et les ruines. Colonie italienne jusqu’en 1948, Astypalea n’est pas plus luxueuse pour autant, elle évoque un fragment des Pouilles qui se serait détaché pour échouer là, sans raison, et ceux qui l’habitent n’ont pas l’air d’en savoir davantage. L’oisiveté y a quelque chose de misérable et de branlant qui ne se voit pas dans les autres îles. Chaussures d’un idiot sur les marches d’un café de Livadi. Corps de chèvre en décomposition dans un ravin. Ordures jetées au bord de la mer. Etape idéale pour une quarantaine sur le chemin d’un exil voué au malheur. »

En Grèce, Jean-Christophe Bailly se baigne, dès que possible, dans le port de Corinthe avec les ouvriers, dans une crique isolée, dans le vent s’en allant avec la tombée du soir.

Lecture (Pindare, Inoué, Saint Augustin, Karl Philipp Moritz, Dashiell Hammett), écriture, promenades.

Il y a parfois des rencontres, des invitations, des repas et verres échangés.

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Waldemar Deonna

« Je m’aperçois que je suis moi-même trop inscrit et lancé dans ma propre existence pour pouvoir en envier une autre, mais ce qui s’impose parfois est le respect devant la joie qu’il y ait donc encore de par le monde des êtres qui inventent leur existence. »

Quelque chose de Tchekhov dans la noblesse de ce qui s’enfuit.

« Il y a a toujours des phases d’atonie dans les voyages, sur lesquelles se greffent d’inévitables désirs, mais curieusement ce sont plutôt des désirs d’être ailleurs, dans d’autres pays encore, et non pas chez soi. »

Des idées viennent, majeures, par exemple pour un texte sur la métropole : « elle est partout, loin d’elle aussi. Elle est la surface éternellement corrigée de la Terre. A Paros comme à Londres. A l’opposition ville-campagne se substitue l’opposition ce qui est pris dans le filet (Paros par exemple) et de ce qui lui échappe. Le filet se resserre. Une banlieue universelle cernant des réserves. »

Sur le théâtre : « Il faut savoir garder quelque chose de nu, de pauvre. »

Sur l’indolence comme contrepoids à la pauvreté (dans le Péloponnèse).

1987, Madame Thatcher vient d’être réélue. Commentaire : « Aimer la gare de Corinthe. »

Le dieu Pan est mort, mais il vit encore dans les phrases, dans la parole, dans les îles, dans la poussière d’une allée de platanes.

« Dans un monde saturé de signes, les Grecs ont fait l’effort d’une réduction prodigieuse. Tout parlait autour d’eux d’un silence indescriptible et ils l’ont décrit. Le miracle, s’il est un saut, est aussi une chute.  Ce n’est pas impunément que l’on peut s’ouvrir et s’exposer à l’ouvert sans pour autant chercher l’extase. Et ce que nous revenons voir ici, c’est le souvenir de ce qu’il y eut d’ouvert avant toute extase – non pas la puissance du penser mais sa formation dans l’œil, devant le paysage, à la manière des ânes, qui ont l’air d’y penser quand ils crient. »

L’ouvert avant toute extase, tel est le cri de la littérature, et plus largement de l’art.

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© Jean-Marc Cerino

Rouvrir les images, redéployer leur intensité, est une poétique, voire une politique, que Jean-Christophe Bailly trouve dans l’œuvre plastique de Jean-Marc Cerino, objet d’un bel essai chez Macula, La Reprise et l’Eveil, paraissant conjointement à Café Néon.  

Entre le rien à voir de la police, et le trop à voir du ventre numérique engloutissant chaque jour un nombre exponentiel de vues, il s’agit ici de questionner le destin moderne des images, ayant besoin de médiateurs pour les revitaliser, les faire apparaître de nouveau, les arrêter, et de les considérer comme des expériences possibles.

Dans le déferlement continu des images, promises à l’amnésie, l’artiste, fidèle en cela au geste benjaminien, peut en sauver la puissance de vérité, notamment en les prenant comme matériaux premiers d’une relecture, d’une traduction, d’une invention.

Ainsi le travail de conducteur de Jean-Marc Cerino, que le philosophe aime appeler avec lui activité de reprise, de reprisage, si ce n’est de sauvetage.

« D’une certaine façon, l’atelier de Jean-Marc Cerino, tout proche du musée d’Art et d’Industrie de la ville jadis industrielle de Saint-Etienne, est comme une de ces boutiques, mais où seraient réparées avant tout des images. »

Des images se lèvent qui étaient englouties dans le flux, dans l’archive, dans le stock en expansion.

Ramenés de leur exil, de leur fuite, de leur glissade, ces images font en quelque sorte l’objet d’un stoppage afin de ne pas perdre tout à fait, et même de ressusciter, leur valeur indicielle.

Ayant expérimenté la pratique de la peinture sur verre, Jean-Marc Cerino œuvre à la limite du deuil, du fantastique des fantômes et de la présence capturée, s’échappant, insistant pourtant.

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© Jean-Marc Cerino

Très sensible aux notions d’accident et de tragique, l’artiste contemporain est le peintre d’une histoire hantée et d’une violence atténuée par le filtre d’une conscience habitant davantage dans le monde flottant que dans les illusions de l’épique.  

Prochaine étape, article prochain Jours d’Amérique (1978-2011), qui paraît au Seuil ces jours-ci.

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Jean-Christophe Bailly, Café Néon et autres îles, Chemins grecs, Arléa, collection La rencontre (Anne Bourguignon), 2021, 140 pages

Arléa – site

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Jean-Christophe Bailly, La Reprise et l’Eveil, Essai sur l’œuvre de Jean-Marc Cerino, Editions Macula, 2021, 124 pages

Editions Macula

Jours-d-Amerique-1978-2011

Jean-Christophe Bailly, Jours d’Amérique (1978-2011), Seuil, 2021, 192 pages

Editions Seuil

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