« Une des inventions les plus bizarres de l’amour n’est-elle pas de nous faire reconnaître l’amour là même où il n’est pas ? Celui qui traverse la rue là-bas a quelque chose de l’être aimé – son imperméable ou bien son port de tête ; celle qui se hâte devant nous, même si elle est brune (alors que l’aimée est blonde), a la même démarche. C’est pourquoi, la plupart du temps, nous participons en aveugles et en sourds à ce qu’on appelle la vie, souterrainement la proie de notre obsession. Est-il possible d’aimer avec mesure, sans être hanté ? Cela signifierait une sécurité insolente ou bien l’économie de soi. Certains lieux suscitent en nous une passion semblable, inquiète et dévorante : tout comme Proust qui voyait l’éclat des verrières scintiller jusque dans les lamelles de verre servant d’appui aux couverts de la table dans la petite salle à manger provinciale, ou qui, avec les flèches aiguës de la cathédrale, voyait se découper contre le ciel la triste nécessité de quitter Illiers et sa mère, je vois Chartres à la fois dans ce qui me la rappelle, et dans ce qui en diffère – partout, en somme -, si bien que l’univers m’apparaît à travers le prisme de cette cité de pierre et de verre. »
Premier livre chez Gallimard de la collection « L’un l’autre » du psychanalyste et éditeur Jean-Bertrand Pontalis, Chartres, La femme en pierre de Diane Margerie est un texte superbe, republié par Arléa.
Malgré son passé prestigieux et la présence de fantômes illustres, notamment celui de l’abbé Sieyès, Chartres m’ennuyait, belle endormie protégée par des caméras de surveillance, trop péguiste peut-être pour m’exalter vraiment.
Maintenant, je rêve de m’y établir plusieurs semaines, face à sa cathédrale, protégée par un étonnant ange thuriféraire.
Les mots de Diane de Margerie sont devenus réalité tangible, appel, convocation intime.
Livre ayant la force d’une déclaration d’amour consécutive à un coup de foudre, Chartres, La femme en pierre se savoure en chacune de ses phrases.
On ne sait pas d’abord pourquoi, mais l’on est happé par un lieu, un être, un climat, une atmosphère, un détail, qui changeront définitivement votre vie.
Une analyse, un livre ardent vous éclaireront peut-être alors sur les voies de votre bouleversement.
« C’est choses-là sont insidieuses. Elles ont lieu, comme presque tout, en dehors de nous, sans que nous le sachions, dans notre dos. »
Nous sommes agis, nous ne comprenons rien, c’est merveilleux.
Nous sommes pris par surprise, alors que nous dormions paisiblement.
La cathédrale, pour qui la contemple chaque jour, est une allégorie de la métamorphose, un spectacle aspirant à lui toutes les énergies, un animal puissant, ultravivant.
On la croit sage, elle est folle ; on la pense assoupie, elle nous réveille.
Diane de Margerie évoque des signes, des indices, remontant patiemment l’Arbre de Jessé de son désir.
L’esprit voyage.
A la cathédrale de pierre, correspondra une « cathédrale de papier et de mots », une beauce/bosse en somme.
« Unité, elle exige de nous l’unité. Androgyne, elle fait de nous des androgynes. »
Dieu est-il androgyne ?
L’instant est silencieux, on entend d’une fenêtre ouverte quelques notes d’une valse de Chopin, Chartres est une grâce, pierre poreuse « laissant filtrer dans la mémoire des musiques anciennes ».
La petite province assez souvent asphyxie, rétrécit, désespère, mais aussi « aiguise le regard et les sens. »
On peut s’y sentir automate, ou somnambule soumis à une torpeur sans fin, errant à la recherche d’un salut.
« Il y a beaucoup de suicides en Beauce, c’est un fait reconnu. On dit que ce n’est pas la faute de la boisson. Que tout, dans le Plat Pays, est à la fois à découvert sous le ciel et secret, dissimulé entre les murs fortifiés des grandes fermes éloignées les unes des autres – ces fermes que l’on voit, comme des îlots, flotter dans la brume. »
S’arrachant à la médiocrité, au mal, à l’acédie, une cathédrale se dresse indiquant le chemin, apaisant l’âme par le doux feu de ses vitraux, desserrant l’étau de notre moi malade.
« Voyager n’aura servi à rien si, au fond d’une baie, ou le long d’une grève déserte, nous n’aurons pas appris, comme ce bouton d’or, à vivre en nous le jour replié. »
On pourra ainsi lire Chartres, La femme en pierre, comme un manuel de navigation, ou un addenda au Livre des morts tibétain, libération par l’écoute dans les états intermédiaires (n’est-ce pas le sens même de la littérature ?).
L’écriture fait quelquefois penser à celle de Georges Rodenbach, amoureux comme Diane de Margerie des villes grises illuminées : « Mais ce sentiment d’exclusion si fort dans les villes grises, si fort aussi dans la solitude des campagnes, vacille devant le rythme des cloches qui se mêle aux éléments et à l’espace, niant par leur éclat la finitude du temps que néanmoins, avec leur gravité précise, heure après heure, elles nomment. »
La Beauce a ses réseaux de canaux, et Bruges n’est pas si loin de Chartres.
Sa cathédrale possède un célèbre labyrinthe, découvert comme une rose le troisième dimanche de mai. On l’appelle la Lieue.
« Jamais, écrit l’auteure, je n’ai mieux senti combien le Minotaure n’est autre que le double animal de Thésée : Thésée tue ce qui sort de lui, la bestialité née de son cerveau et de ses entrailles. Ce qu’il affronte, au centre du labyrinthe, c’est la force brute que rien n’a encore jugulée – le monstre qui sommeille en chacun de nous et qui, brusquement, s’éveille. »
Il y a le monstre, et le bleu des vitraux qui fascina tant Claudel.
« Le bleu, poursuit Diane chasseresse, est peut-être cette couleur qui, plus que toute autre, exprime la transparence, parce qu’elle est celle de la perte de soi et de l’extase. Est-ce pour cela qu’il ne m’arrive presque jamais de la mettre comme on utiliserait un fard ou un tissu ? Je sais trop qu’elle est la couleur sauvage de l’ailleurs. »
Chartres, livre catholique, livre proustien, est une prière qui dure : « La nuit de Pâques, l’année dernière, j’eus le temps, après la messe du soir, avant la fermeture des portes, de voir pleuvoir la lumière sur la nef vide à travers le grand oculus, à l’intersection des transepts, et je pensai que le O est aussi le cerceau magique par lequel faire sauter le mal à pieds joints afin qu’il tombe dans le vide. »
Plus loin : « C’est ici que j’ai compris qu’il faut s’identifier au temps plutôt que de lutter stérilement contre lui. »
Diane de Margerie, Chartres, La femme en pierre, Arléa, 2020, 182 pages