« Près du petit temple, l’odeur de terre remuée était on ne peut plus présente mais la tranchée avait été en partie comblée. Des oiseaux picoraient la terre remuée. Ils s’envolèrent à mon approche et tournèrent longtemps face au soleil avant de revenir se poser sur la terre fraîche, rassurés par mon immobilité. » (Voyages à Waïzata, Marcel Cohen, 1976)
Il faut encore être patient, reporter les départs, retenir ses chevaux.
Nous rêvons d’ailleurs, pourtant, avec les sages, nous savons que tout est là, dans un rais de lumière, une poussée végétale, la forme d’une cuillère ancienne, le visage (non masqué) d’un proche.
Le chemin pourrait n’être qu’ascétique, mais il est avec l’écrivain Marcel Cohen d’élargissement, et même de joie.
Le deuxième volume, sous-titré « suite et fin », publié chez Gallimard de Détails est de ces livres qui éveillent le regard, et diluent les frustrations quant aux voyages mort-nés.
Mais, à quoi servent les rayures des zèbres ? « On se doutait qu’elles écartaient les mouches et, par conséquent, certaines maladies infectieuses. (…) Au moment de leur atterrissage, les mouches sont très perturbées par l’alternance des rayures noires et blanches. Leur vue se brouille et elles ne sont plus en état d’apprécier la distance qui les sépare de l’animal. Faute de contrôler leur atterrissage, elles préfèrent s’écarter. »
N’est-ce pas merveilleux ?
Dans les îles indonésiennes, les chanceux verront peut-être voler, pour une des dernières fois probablement, l’abeille géante de Wallace, de la taille d’un pouce.
En trente-deux chapitres, le narrateur, appelé « l’homme », nous fait part de ses observations, transmet des souvenirs, s’interroge.
Par exemple sur les femmes de sa vie et le souvenir de saccage des ruptures ; sur la longévité exceptionnelle de Jeanne Calment morte le 4 août 1997 à l’âge de cent vingt-deux ans ; sur la bouteille à la mer selon l’écrivain allemand Hanns Zischler ; sur la passion des montres ; sur l’utilisation des chevaux durant la Première Guerre mondiale (pages très belles) ; sur les chiens (à partir du beau livre de Roger Grenier, Les larmes d’Ulysse, Gallimard, 1998) ; sur les marins philippins ; sur les dératiseurs ; sur Le sang des bêtes de Franju vu par Muriel Pic ; sur les carnets de campagne et de marche d’André du Bouchet ; sur les châteaux de sable ; sur le choc profond que fut pour Edmond Jabès au soir de sa vie la profanation du cimetière juif de Carpentras : « Rien ne lui semblait plus lâche, et la mort elle-même n’était pas synonyme de tranquillité. En tout cas, elle ne garantissait rien contre la haine. On avait l’impression qu’aux yeux de Jabès un ultime voile se levait. Au terme d’une vie, il ne lui restait plus même l’illusion d’une sécurité posthume. »
Nous sommes avec un piéton de Paris, parfois sous terre dans le métro ou aux urgences d’un hôpital, mais aussi à l’île de Groix en septembre 1915 – avec un thonier croisant un sous-marin -, dans un ascenseur vétuste de Park Avenue à New York, sur un vraquier enregistré au Panama.
Il y a des listes, de paysages cénotaphes avec le critique et universitaire Pierre Wat (« le paysage ne vient-il pas toujours après l’histoire ? »), choisis dans l’histoire de l’art (aquarelles, huiles, photos), d’objets utiles (attrape ceinture de sécurité auto, tapette antimouches, désherbeur thermique…), d’oiseaux.
« A l’âge de cinquante ans passés, Georges, le perroquet gris du Gabon (Psittacus erithacus) rapporté d’Afrique par le poète Gérard Le Gouic il y a un demi-siècle, vit depuis tout ce temps avec lui près de Rosporden (Finistère). Le perroquet vient de découvrir un nouveau jeu : ayant observé un couvercle de pot de confiture, tombé sur le carrelage de la cuisine et qui tournoyait sur lui-même, il a appris à reproduire ce mouvement. L’oiseau imprime avec son bec une impulsion telle au couvercle qu’il tourne comme une toupie. Georges, depuis son arrivée en France, dort dans une armoire, dont l’une des portes reste en permanente entrouverte à son intention il vit en liberté dans la maison et sa cage a pour unique fonction de protéger les visiteurs dont il pourrait ne pas apprécier la présence. En été, Gérard Le Gouic évite les sandales : Georges, pour une raison inconnue, s’intéresse aux doigts de pied alors que ceux des mains le laissent indifférent. Si l’oiseau brise par inadvertance un objet il crie : « Oh merde : » »
La Seconde Guerre mondiale est ici très présente pour un auteur dont la famille fut déportée (lire le superbe Sur la scène intérieure, 2013), avec Chouquette la Résistante, avec une visite à Auschwitz-Birkenau – sa marchandisation progressive -, avec la dernière lettre de Jules et Roger Fontaine le 24 juin 1944 quelques heures avant leur exécution.
Complétant les trois volumes de Faits publiés également chez Gallimard (2002, 2007, 2010), l’œuvre de Marcel Cohen s’apparente à des miscellanées formant livre après livre le portrait d’un homme qui se rassemble et qui s’échappe.
Marcel Cohen, Détails, II, Gallimard, 2021, 240 pages
Paraît également le volume Villes (Gallimard, 2021, 342 pages), reprenant ses trois premiers ouvrages devenus difficilement trouvables, Galpa, Malestroit et Waïzata.
Ce sont des espaces à la fois réels et imaginaires, extrêmement bien écrits, des mondes flottants ouverts à la pensée comme à l’initiation (devenir écrivain). On peut penser à André Pieyre de Mandiargues, mais sans baroquisme, au premier Pierre Bourgeade, aux écrivains de la collection « Le Chemin » dirigée par Georges Lambrichs.
Marcel Cohen présente ainsi sa trilogie : « Une chose, en tout cas, semblait à peu près claire à l’époque : faute de savoir ce qu’il pourrait bien dire dans ces livres, l’auteur estimait qu’il lui fallait au moins un cadre, c’est-à-dire des villes qu’il pourrait décrire. Pour le reste, un écrivain est quelqu’un qui a d’énormes problèmes avec la littérature. Entre ce qu’il voudrait écrire et ce que, pour rien au monde, il n’écrirait, il reste de très vastes zones d’incertitudes. Et il n’y a rien de plus difficile que de devenir soi-même puisqu’il n’y a pas de modèle. »