©Adrien Tache
Fugees, d’Adrien Tache, est un livre reposant sur l’échange, le don/contre-don, le partage d’opacité.
Prenant le mot réfugié en son sens métaphysique – nous sommes tous des égarés, des exilés, des êtres perdus, déplacés, désorientés -, le photographe indépendant ayant beaucoup voyagé a rassemblé dans son livre publié par Saturne éditions des images de différentes communautés à travers le monde : des pêcheurs dans le sud du Maroc, des membres de la tribu Karen en Birmanie, des marginaux de Brisbane (Australie), des ravers du Boom Festival (Portugal), des villageois au Mali, des Malaisiens, des Lagosiens (Nigéria)…
L’enjeu n’est pas d’identifier précisément qui est qui, mais de témoigner d’un espace intime commun, d’une même dignité humaine un peu partout sur la planète, d’un même effort de persévérance dans la vie, souvent âpre.
©Adrien Tache
S’approchant de l’autre au moyen de son Afghan Box – appareil artisanal permettant de photographier et de développer en quelques minutes une image unique en noir et blanc sur papier recouvert de sels d’argent -, Adrien Tache a rencontré en quelque sorte des doubles de lui-même, certes nés sous d’autres contrées et dans d’autres conditions.
Le rythme lent du procédé photographique utilisé et la solennité bricolée de l’appareil de vision renvoyant aux premiers temps du médium permettent au regardeur comme au regardé d’entrer dans une relation, dans une communication de silences.
Parce que toute apparition d’un visage évoque l’ensemble des autres, et l’unicité de chaque existence, tellement singulière, au-delà de toutes les attaches identitaires, qu’elle en est bouleversante.
©Adrien Tache
Il y a beaucoup de pudeur ici, des paroles rentrées, impossibles à dire, des chemins de vie heurtés et blessés.
Chacun cherche à se tenir debout, à continuer à aimer, et à espérer simplement être reconnu comme être de sensibilité.
Que peut-on comprendre ? On ne peut rien savoir de l’autre, comme on sait si peu de soi, mais il y a la chance du regard, des yeux ouverts, des émotions tues vibrant entre deux personnes se considérant vraiment.
Manque de toit, manque d’argent, manque de soin, manque de douceur.
©Adrien Tache
La précarité ontologique du petit d’homme se rappelle à chaque nouvelle difficulté, et nombre de personnes représentées dans Fugees sont des éprouvées, à différents degrés.
On tient comme on peut, on se tatoue, on fait de la peau un cri parcheminé, on écrit des lignes de sens dans un chemin de vie sans véritable clarté ou horizon.
On peut prier, on peut se battre pour les autres, on peut se mettre en colère, et l’on peut croiser les bras fermement en essayant d’y étouffer l’adversité.
Fugees est un livre de portraits, mais aussi un livre d’écritures – les visages en noir et blanc sont souvent posés sur des mots, des coupures de journaux, renvoyant à la langue de chaque peuple -, créant une véritable fascination pour la diversité des possibilités de communication humaines, et des apprentissages nécessaires pour parvenir à se parler, à s’entendre, à se comprendre.
©Adrien Tache
En ces pages commence la véritable démocratie, égalitaire, loin de tous les nationalismes exclusifs et des fiertés mal placées de la mono-appartenance agressive.
Fugees est donc un livre politique, oui mais de politique profondément humaine, loin des appareils et des logiques de séparation.
Adrien Tache, Fugees, Saturne éditions, 2022, 80 pages
©Adrien Tache