
« Qu’il soit à chaque instant possible d’éprouver ma peau comme la peau du monde / et le monde comme l’entretissage / de toutes nos visions respirations / tâtonnements pressions (…) / tout comme la caresse et la peine (…) / ma solitude et les foules affairées / les égarés les émigrés les affamés. » (Jean-Luc Nancy, La Peau fragile du monde, Galilée, 2020)
Il y a des textes superbes dans le dernier numéro de la revue Lignes (mai 2022) consacré à Jean-Luc Nancy, qui y contribua grandement.
S’il s’agit de saluer sa mémoire, il apparaît surtout qu’il convient de célébrer sa présence, sa formidable vitalité, sa force d’écoute, son corps survivant – une saga philosophique en plus de cent vingt titres.
On se souvient peut-être de ce court texte fondamentale, L’Intrus (Galilée, 2020), dont le sujet, à travers l’expérience d’une greffe cardiaque, est de questionner la pluralité en soi – le singulier pluriel -, l’autre en soi, le toujours autre en soi.
« L’intérêt de L’Intrus, écrit Fethi Benslama, est d’exposer, je dirai à vif, une expérience existentielle de remaniement du sujet par la science, lorsque la technique médicale en corrélation avec d’autres évolutions comparables dans la culture, procès à des expropriations et des réappropriations des corps, à leurs imbrications et délocalisations, touchant ce qu’on entend habituellement par identité individuelle, entité vivante, corps propre, rapport à la mortalité. »
Jean-Luc Nancy a beaucoup donné, beaucoup vécu – acceptant volontiers les expériences de déplacement, au théâtre, sur un plateau de danse, avec des peintres et plasticiens tels qu’Albert Palma, Simon Hantaï, Valerio Adami, Agnès Thurnauser -, ses amis, nombreux, se souviennent.
Plane sur ce volume l’ombre jumelle de Philippe Lacoue-Labarthe (leur ouvrage commun, L’absolu littéraire, publié en 1978, a fait date), dont on se demande quelles auraient été ses phrases, leur énergie, leur angle de vérité.
Michel Surya, dans son texte introductif, rappelle la figure du philosophe au toucher si délicat, qui fut pour lui également un artiste, et un homme d’engagements – le beau projet du Parlement international des écrivains.
Jean-Christophe Bailly, autre frère, pointe en son œuvre le désir de « dissémination infinie », d’étoilement, et l’enthousiasme, l’élan de la pensée, « l’universalité de la poussée », le lien permanent entre la qualité de l’individuation et « la puissance de rapport ».
Qu’est-ce que le « nous » ? qu’est-ce que le « commun » ? qu’est-ce que le communisme ? qu’est-ce qu’une communauté (lire notamment La communauté désœuvrée, 1986, et La comparution, 1991) ? furent pour Nancy des questions essentielles, constamment traitées.
Il écrit dans Le Sens du monde (Galilée, 1993) : « Nous savons que c’est la fin du monde (…) qu’il n’y a plus de monde : plus de mundus, plus de cosmos, plus d’ordonnance composée et complète à l’intérieur de laquelle trouver place, séjour, et les repères d’une orientation (…) Autrement dit, il n’y a plus de sens du monde. »
Dans La Création du monde, Jacob Rogozinski souligne cette formule, évoquant une cosmopolis à venir : « créer le monde veut dire : immédiatement, sans délai, rouvrir chaque lutte possible pour un monde. »
Avita Ronell, qui se rappelle l’art de la conversation intarissable de son ami, se souvient avec amusement de cette anecdote : « La seule fois où Jean-Luc et Philippe [Lacoue-Labarthe] sont venus à Berkeley, la terre a tremblé : les participants de leur séminaire de 1989 ont été projetés au sol par un tremblement de terre. Dès lors, une règle implicite a été instaurée. Il a été convenu qu’ils ne devaient jamais être autorisés à partager la même salle de cours, à penser dans le même espace : qu’ils ne viendraient plus ensemble en Californie, jamais. »
Juan Manuel Garido & Alexander Garcia Düttman relève cette pensée intense tirée de « Leçon », très court texte ajouté à Cruor (Galilée, 2021), dernier livre de Jean-Luc Nancy : « Rien ne nous est sans doute plus difficile à apprendre que le partage de nos solitudes, puisque le premier nous est aussi essentiel que les secondes. Chacun, chacune émerge du même fond que tous – et ce fond est solidaire de tout le vivant, lequel est solidaire du cosmos, de tout ce qu’il a et du fait qu’il y a tout ça. Mais chaque émergence opère une rupture sans reste : chaque individu est un absolu, un séparé-de-tout distinct et relié à tous les autres dans leur indistinction. En tant qu’animal parlant, l’individu humain manifeste comme telle cette conjonction exorbitante de la séparation et de la liaison. Au creux et au creux du langage, il y a cette insignifiance de notre commune condition. »
Georges Didi-Huberman médite la dernière phrase de Cruor : « Ne pas détourner le regard est notre seule chance, sans qu’il nous soit donné de savoir de quel côté ça tombe. »
Danielle Cohen-Levinas se remémore cette pensée d’Ingeborg Bachmann, qu’aimait citer Nancy : « Toute personne qui tombe a des ailes. »
Dans un texte magnifique, Mathilde Girard s’interroge sur la figure de Narcisse et à la juste distance à ménager avec soi, avec les autres – quelle communauté ? -, avec les choses, avec l’objet de la pensée.
« Un jour, confie-t-elle, il m’a dit : tu entres trop dans les choses. C’était, je crois, de ma vie amoureuse que nous parlions, mais ça aurait pu valoir pour autre chose ; une façon de me rapprocher trop, en général ; des gens, des problèmes, des objets – et même de certains livres dont j’aime sentir l’odeur. Ce fut, je crois, la seule parole qu’il ait jamais eue qui ait pu relever du jugement, de la valeur, du plus ou moins ; la seule fois où j’ai pu penser qu’il soulignait chez moi un défaut, un manque, une erreur. »
On trouvera en fin de volume un texte remarquable questionnant la polysémie du verbe « souffler » rédigé en 2021, entre deux confinements – la tonalité, toujours dynamique, est inquiète.
« Mais ce sont toutes nos lumières qui sont soufflées : celles qui nous rattachaient à des soleils quelconques – dieux ou idéaux – comme celles qui entretenaient des flammes de veille autour de nos deuils. Celles qui jetaient des clartés sur nos matins et sur nos livres. Peut-être même celles qui faisaient briller nos yeux de désir ou d’admiration. Sans doute survivent les lucioles de Pasolini et de Didi-Huberman. Elles aussi disparaissent, soufflées par les éclairages électriques et les accumulations thermiques. Les étoiles au ciel se font aussi moins visibles. Nous sommes en fait plongés dans une obscurité inconnue jusqu’ici de l’humanité. »
Jean-Luc Nancy a été soufflé par la vie, par la mort, mais il est là encore et n’a pas dit le dernier mot – son œuvre est disponible.

Revue Lignes, contributions de Michel Surya, Jean-Christophe Bailly, Jacob Rogozinski, Avita Ronell, Juan Manuel Garido & Alexander Garcia Düttmann, Danielle Cohen-Levinas, Boyan Manchev, Marc Nichanian, Georges Didi-Huberman, Mathilde Girard, Frédéric Neyrat, Jérôme Lèbre, Jean-Philippe Milet, Rosaria Caldarone, Fethi Benslama, André Hirt, Martin Crowley, Aïcha Liviana Messina, Philippe Beck, Sandrine Israël-Jost, Pierre-Damien Huyghe, Emmanuel Laugier, Divya Dwivedi, Philippe Blanchon, Yves Dupeux, Alain Jugnon, Marc Crépon, David Amar, Aliocha Wald Lasowski, François-David Sebbah, Hervé Couchot & Michaël Ferrier, Federico Nicolao, Susanna Lindberg, Federico Ferrari & Jean-Luc Nancy, mai 2022, 274 pages